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Paul Lafargue, retour à coup d’archives sur une figure révolutionnaire de Bordeaux pendant la Commune


Retour sur celui qui fut considéré par certain.e.s comme l’un des plus grands propagateurs du marxisme de son époque.

Lorsque l’on évoque la période révolutionnaire de la fin du XIXe siècle, on pense directement à la Commune de Paris de 1871. Pourtant, la province n’est pas en reste. Elle est même parfois en avance, comme à Lyon où on annonce la République dès le 4 septembre 1870. Dans de nombreuses villes, des Communes sont déclarées, jusqu’à ce que la répression retire les drapeaux rouges des bâtiments officiels et abatte les derniers espoirs des insurgé.e.s. C’est le cas à Toulouse et à Saint-Étienne du 25 au 27 mars 1871, à Marseille du 22 mars au 5 avril, au Creusot du 26 au 28 mars, à Narbonne du 24 au 31 mars, mais aussi à Limoges et bien d’autres villes et villages.

Concernant Bordeaux, on ne peut malheureusement pas parler de la Commune de Bordeaux puisque ses partisan.e.s n’ont pas réussi à la décréter, mais nous pouvons parler de Bordeaux au moment de la Commune car il serait faux de penser qu’il ne s’est rien passé durant cette période de soulèvements. Pourtant, tout commençait mal : l’Assemblée Nationale, après avoir fui Paris et avant de se réfugier à Versailles, s’installe au Grand-Théâtre de Bordeaux. Face à elle, les masses populaires et en colère choisissent majoritairement la voie des républicain.e.s modéré.e.s. Le combat est alors bien plus institutionnel qu’insurrectionnel. Face aux évènements de la Capitale, les républicain.e.s se divisent en deux. D’un côté, plus nombreux.ses, celles et ceux qui souhaitent pacifier la situation et qui agitent pour cela une méfiance à l’égard de Paris, symbole à la fois de la centralisation politique, de l’oppression économique et de l’agitation révolutionnaire. De l’autre côté, les internationalistes, les membres de l’AIT, l’Association Internationale des Travailleurs, qui soutiennent la Commune de Paris, espèrent l’importer à Bordeaux et cherchent à l’incarner aux élections municipales d’avril-mai 1871. Dans ces désirs bordelais de bouillonnement révolutionnaire, une figure ressort tout particulièrement de cette époque. Elle est connue pour ses liens de parenté avec Karl Marx et pour son ouvrage critiquant le travail, Le Droit à la Paresse. Elle est pourtant née à plus de 7 000 km de Bordeaux et Lénine dira à sa mort que ce fut l’un des plus grands propagateurs du marxisme de son époque. Cette figure, c’est Paul Lafargue, et c’est sa vie, qu’à l’aide d’archives inédites, nous allons raconter aujourd’hui.

 

Les origines de Paul Lafargue :

 
Dans les années 1780, Jean Lafargue, grand-père de Paul, part de Gironde pour faire fortune aux Antilles. Il possède des plantations de canne à sucre et de café à Saint-Domingue et s’enrichit grâce à l’esclavage. Il a pour épouse une mulâtresse nommée Catarina Piron. Lorsqu’en 1791, la France proclame l’abolition de l’esclavage, des troubles émergent entre les propriétaires terriens qui veulent continuer à diriger entre blancs, et les noir.e.s et les mulâtres qui réclament la liberté et l’égalité en acte. Jean Lafargue et sa femme se réfugient à Santiago de Cuba encore sous domination espagnole. Peu avant de mourir, Jean voit la naissance de son fils, François, en 1806. En 1808, Napoléon déclare la guerre à l’Espagne. Les citoyen.ne.s français.es doivent donc fuir les territoires espagnols ; Catarina Lafargue part avec son fils à La Nouvelle-Orléans et ce, jusqu’en 1814. En effet, suite à la chute de l’Empire, la veuve et son enfant peuvent retourner à Cuba et récupérer la plupart de leurs biens. François est alors tonnelier, métier très lucratif grâce à l’exportation de rhum. En 1834, il épouse Anne Virgine Armaignac, future mère de Paul Lafargue.

Les Armaignac ont une histoire plutôt semblable. C’est une famille juive du sud-ouest de la France qui s’est établie au XVIIIe siècle à Cuba, les liens avec Bordeaux se perpétuent grâce à de fréquents allers-retours. Par exemple, Abraham Armaignac, grand-père maternel de Paul Lafargue, est revenu faire ses études à Bordeaux avant de retourner vivre à Santiago. Il a pour épouse Margarité Fripier, indienne originaire de Jamaïque. Ainsi, d’ascendance indienne, juive et mulâtre, Paul Lafargue se revendique toute sa vie fils de trois peuples opprimés. Se faisant, il aimait à dire qu’il ne pouvait être qu’un révolutionnaire.

 

Naissance et jeunesse de Paul Lafargue :

 
Paul Lafargue naît le 15 janvier 1842 dans un cadre prospère. Des troubles politiques apparaissent à Cuba dès 1850, lorsque certain.e.s réclament le rattachement aux États-Unis d’Amérique. Il est possible que ce soit la crainte d’une montée du conflit qui pousse la famille, en décembre 1851, à rentrer en France. Ils arrivent à Bordeaux et s’installent au 56 rue Naujac (proche des ruines actuelles du Palais Gallien), terrain où François fait construire une confortable maison. Il est aussi propriétaire d’un vignoble à Salleboeuf dans l’Entre-deux-mers et vit de ses propriétés à Cuba et à La Nouvelle-Orléans. Paul débute ses études au lycée de Bordeaux mais change d’établissement, a priori à cause des moqueries racistes et antisémites qu’il subit. Il poursuit son cursus au lycée Pierre de Fermat à Toulouse. En 1861, il obtient son baccalauréat de lettres, complété d’un baccalauréat réduit de sciences, afin d’entreprendre des études de médecine.
 
En novembre 1861, il s’inscrit à la faculté de Paris. C’est dans la Capitale et dans l’université, où les débats sont vifs, qu’il découvre les idées de Blanqui et de Proudhon et se passionne pour les problèmes sociaux et l’action politique. Le 28 octobre 1865, avec la délégation français, il se déplace à Liège où a lieu le 1er congrès international des étudiants. Il se fait remarquer par son comportement virulent (il remplace la cocarde tricolore à sa veste par un ruban rouge, défile derrière le drapeau noir et non derrière le drapeau français) et surtout proclame un discours radical : « La Science ne nie pas l’existence de Dieu. Elle fait mieux : elle la rend inutile. L’idée que la volonté divine gouverne nos actes est une invention de l’intelligence humaine. Un effort est donc nécessaire pour rejeter cette croyance. Guerre à Dieu, là est le progrès. Dieu est le diable, la propriété, c’est le vol ».

Son comportement ne passe pas inaperçu. Le Conseil d’Académie de l’Université de Paris demande son expulsion à vie de l’Université de Paris et une interdiction d’inscription de deux ans dans toute autre université française pour « profanation du drapeau national et attaque des principes de l’ordre social ». Il obtient certains examens comme nous le montre ce document d’archives, mais ne parvient pas à terminer ses études :

Certificat d’études de Paul Lafargue

 

Poursuites d’études en Angleterre et rencontres décisives :

 
Afin de terminer ses études de médecine, sa famille décide de l’envoyer en Angleterre. En février 1866, il s’inscrit au Saint Bartholomew’s Hospital. Le fait d’avoir vécu dans divers pays et de parler différentes langues lui permet d’avoir des responsabilités au sein de l’A.I.T. Rappelons que celle-ci, aussi appelée Première Internationale, est fondée en 1864 afin d’organiser le mouvement ouvrier à l’échelle des pays européens en pleine industrialisation. Lafargue devient, le 26 mars de la même année, membre du Conseil Général de l’Internationale et secrétaire-correspondant pour l’Espagne. Dès lors, l’événement le plus marquant de sa vie londonienne n’est pas ses études sinon la fréquentation toujours plus assidue de Karl Marx, grand artisan de l’A.I.T et grand maître à penser pour Paul Lafargue. Mais si ce dernier fréquente assidûment l’appartement de Maitland Park Road, le domicile de Marx, c’est aussi parce qu’il débute une relation avec sa fille, Laura Marx. En 1868, Paul devient délégué pour l’Espagne à l’Organisation Centrale de l’Internationale. Le 2 avril de la même année, une fois que Karl Marx a obtenu des garanties sur situation économique de la famille Lafargue, il accepte que Paul et Laura se marient. Friedrich Engels est leur témoin. Le 22 juillet, Paul obtient enfin son diplôme de médecin-chirurgien :

Diplôme de médecine N°10823 décerné par le Royal College of Surgery à Paul Lafargue

 

Retour en France et début de la Commune :

 
En octobre 1868, Paul et Laura s’installent provisoirement au 25 rue des Saints-Pères puis en décembre au 47 rue du Cherche-Midi. Durant une grande partie de leurs vies ils connaîtront la précarité, et comme l’atteste clairement la correspondance, vivront de la générosité d’Engels qui comme pour Marx, envoie régulièrement de l’argent pour payer les factures de fin de mois. Si les conditions de vie sont si difficiles, c’est aussi dû au contexte ; la France perd la guerre contre la Prusse. En plus de toutes les victimes et tous les dégâts directs et collatéraux qu’elle a subis, la France doit payer une lourde indemnité de guerre, est occupée tant qu’elle n’a pas payé et perd la Moselle et l’Alsace. C’est pour se protéger de cette période de conflits que les Lafargue décident de fuir à Bordeaux le 2 septembre 1870. Les voyages précaires, la vétusté de leurs conditions d’existence sont en grande partie à l’origine des décès des trois enfants des Lafargue en très bas âge. Charles, Jenny et Marc décèdent avant d’avoir atteint les trois ans entre 1869 et 1872, et ce malgré les études de médecine de Paul. Le fait de n’avoir pu empêcher leur mort fait douter leur père de l’efficacité de la médecine de l’époque et le motive à ne pas exercer officiellement. Le 18 novembre, il perd aussi son père. Il touche ainsi une rente confortable, estimée à 100 000 francs.

 
Du 18 mars au 28 mai 1871 débute La Commune de Paris, c’est-à-dire une période insurrectionnelle d’une grande partie du peuple parisien contre le Gouvernement et plus largement contre différentes formes d’autorité. Un début d’organisation proche de l’autogestion, du communisme et de l’anarchisme est mis en place. Les idées de Blanqui, Proudhon et dans une moindre mesure de Marx ont une influence importante. En province, de nombreuses villes sont touchées par des mobilisations hétérogènes. Lafargue s’affaire, à Bordeaux, à une activité variée. Il participe à la création d’une section de l’Internationale des Travailleurs dont il est le secrétaire et dont le siège est au 3 rue des Menuts. Il poursuit tout du long une correspondance avec Karl Marx auquel ces lettres étaient adressées à Londres sous le nom de Sir Williams. Il cofonde un journal, La Défense Nationale qui exhorte ses partisan.e.s à se mobiliser voire à rejoindre les communard.e.s à Paris. Il publie de nombreux articles politiques au sein de différents journaux locaux : La Tribune de la Gironde, La Tribune de Bordeaux, Le Courrier de la Gironde, etc., afin de relayer les événements de Paris et de mobiliser les bordelais.e.s. Il est difficile de savoir son implication dans les différentes journées émeutières de mi-avril, principalement lorsque le 18, une foule de manifestant.e.s attaque la caserne des Fossés (actuel Lycée Montaigne), renverse des étals de commerçant.e.s, construit des barricades, occupe la rue Saint-James et sonne le tocsin de la Grosse-Cloche pour appeler aux armes. On sait par contre que Paul Lafargue est officiellement candidat aux élections municipales sur la liste du Comité d’Émancipation Communale qui avait adopté dans son entier le programme de la Commune de Paris.
 

L’après Commune, la répression :

 
La Semaine Sanglante du 21 au 28 mai marque la chute de la Commune de Paris et le début d’une répression féroce. Les Lafargue suivent avec angoisse son déroulement, car ils ont bien conscience des temps à venir : « lorsque les bouchers auront terminé leur sanglante besogne à Paris, ils s’en prendront aux dirigeants de l’Internationale en province ». À Bordeaux, les arrestations se multiplient et Paul sait qu’il finira par se faire menacer. Une enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars est ouverte ; elle cherche à retracer l’origine de tous les troubles sur l’ensemble du territoire, département par département, ville par ville, et à définir les coupables. Dans la capitale girondine, celle-ci vise celles et ceux qu’elle considère être les plus extrêmes (bien qu’ils n’aient pas été les plus influents), les internationalistes :
 

s’il y a eu dans Bordeaux des groupes différents d’action, si leurs actes ont emprunté des formes diverses au fond, il y a eu entre tous une complète intelligence, un but commun, une solidarité d’efforts, une direction unique et suprême, celle de l’Internationale acceptée ou subie, mais ayant partout l’initiative et donnant partout le mouvement ; cela ressort principalement d’une sorte d’ubiquité de ses membres principaux que l’on retrouve partout où il y a un commencement d’attaque contre le gouvernement.

 

L’activité de l’A.I.T. en Aquitaine est ainsi résumée :

 

Ils ont une influence très réelle dans la cité, puisqu’ils ont pu faire entrer quatre des leurs dans son conseil municipal. La propagande à son profit y a été fait principalement par […] Paul Lafargue, gendre du sieur Marx, qui a fondé l’Internationale. Plusieurs des officiers de la garde nationale de Bordeaux en sont membres. […] Les excitations de la presse, les divagations prononcées dans les clubs, le mauvais esprit d’une partie de la garde nationale, les menées des agents des sociétés secrètes qui payaient deux francs […] par jour aux ouvriers qui consentaient à ne pas travailler, de nombreuses tentatives, quelquefois suivies de succès malheureusement, contre la fidélité des troupes, produisirent à Bordeaux […] leurs conséquences inévitables. Au mois d’avril, cette noble cité eut des journées : le 16 et le 17, des émeutiers tentaient d’y établir la Commune. Le 13 du même mois, des ouvriers du chemin de fer à Périgueux s’opposaient au départ pour Paris de wagons blindés demandés par le Gouvernement.

 

Rapidement, on cherche les chefs. Le gendre de Karl Marx est une cible alors évidente :

 

Un autre membre important de l’Internationale de Bordeaux a encore pris soin d’en mettre au jour le but et les moyens. C’est un jeune homme nommé Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, fondateur et chef suprême de l’association avec lequel il correspond sous de faux noms, dont il partage les principes et possède toute la confiance. […] Certaines indications recueillies par l’enquête tendent à établir que Paul Lafargue était en outre, pour l’Internationale, un agent actif de recrutement et l’un des membres assidus de ses réunions nocturnes. […] Jusque dans sa famille enfin, il fait trembler sa vieille mère sous la menace de ses doctrines et de leur prochaine application.

Une déposition anonyme sur le comportement de Paul Lafargue est remise à la cour d’appel de Bordeaux ; le délateur dit être un ami intime de la famille. Il raconte que la mère de Paul a trouvé une douzaine de bombes oubliées par son fils à son domicile, beaucoup de propagande et même des lettres qui annoncent la venue d’armes en provenance d’Angleterre. Pour le protéger, elle aurait tout fait disparaître. Ce témoignage est accablant et fait passer Paul Lafargue pour un dangereux terroriste. Il est clair que dans un climat de répression où la justice cherche à se venger, Paul Lafargue est le coupable idéal. Il décide donc de partir avec sa famille à Bagnères-de-Luchon tout près de la frontière avec l’Espagne. Lorsqu’il apprend que la police est sur le point de l’arrêter, il passe, le 4 août, la frontière espagnole, quelques heures seulement avant que les agents perquisitionnent son domicile. Il est en septembre à Madrid, mandaté avec les pleins pouvoirs par le Conseil Général de l’A.I.T. afin de réorganiser le fonctionnement de l’Internationale en Espagne et au Portugal. Il traduit les œuvres de Marx en espagnol et s’oppose constamment aux influences de Bakounine dans l’organisation. Mais rapidement Paul Lafargue et sa famille déménagent et vont vivre à Londres, d’octobre 1872 à mars 1882, ils y retrouvent la compagnie de Marx et d’Engels. En effet, les Marx et les Lafargue vivent dans la même rue (South Mill Road) dans le quartier d’Hampstead.
 

Nouveau retour en France et nouvelles directions :

 
Les lois d’amnistie pour les communard.e.s sont votées en 1880. Paul arrive à Paris le 5 avril 1882 et la police bien qu’elle le suit, ne peut l’expulser. Il s’installe avec Laura au 66 boulevard de Port-Royal et malgré des conditions de vie difficiles, ne cesse de militer et de prêcher la révolution. Avec Jules Guesde, ils créent le P.O.F, le Parti Ouvrier Français, premier parti marxiste en France. Il enchaîne alors les meetings aux quatre coins du pays afin de haranguer les foules ouvrières.

Les diatribes de Paul Lafargue ont parfois tendance à effrayer la bourgeoisie locale comme celle de Montluçon qui demande au juge d’instruction d’ouvrir une information judiciaire pour « provocation au meurtre, au pillage et à l’incendie ». Il est inculpé, mais laissé en liberté provisoire jusqu’à son procès. Les malheurs continuent pour les Lafargue avec la mort de Karl Marx le 14 mars 1883. Il a le temps de se joindre aux funérailles à Londres avant de revenir pour son procès. Il est condamné avec Jules Guesde et Jean Dormoy à six mois de prison à Sainte-Pélagie à Paris ; il y entre le 21 mai 1883 et en profite pour écrire le livre qui lui permettra d’être encore connu et lu de nos jours : Le Droit à la paresse.

Au travers de cet ouvrage, Lafargue propose une monographie historique, économique, sociale de la valeur travail et son importance dans les différentes structures mentales et sociétales. Cet ouvrage peut surprendre car si le travail est au centre du capitalisme, il n’en est pas moins sacralisé dans le communisme. Paul Lafargue a beau avoir combattu l’influence de Bakounine tout le long de sa vie, c’est bien les anarchistes qui se réapproprieront son texte, critiquant le travail comme base de nos existences et de notre servitude.
 
À sa sortie de prison, il reprend les meetings sans répit. Après la fusillade des Fourmies (l’armée ouvre le feu contre une manifestation ouvrière revendiquant la journée de 8 heures, faisant 9 mort.e.s et 35 blessé.e.s), l’État cherche des boucs émissaires. Bien qu’absent des lieux lors des événements, Lafargue est arrêté le 11 mai 1891 pour « provocation au meurtre » et est condamné à un an de prison, de nouveau à Sainte-Pélagie. Événement inattendu, le député de la première circonscription de Lille décède au cours de son mandat. Afin de sortir de prison, ses soutiens vont donc proposer de le faire élire. En effet, siégeant à ce qu’on appelle actuellement l’Assemblée Nationale, il peut ainsi disposer d’une immunité parlementaire ; le P.O.F. va envoyer ses plus brillant.e.s orateurs et oratrices pour faire campagne à la place de Paul. Au premier tour, Lafargue arrive en tête avec 5005 voix suivi par le candidat soutenu par le gouvernement avec 2928 votes. Ses opposant.e.s et une partie de la presse prennent peur et décident de remettre en question la légitimité de Paul Lafargue. Après tout, il est né à Cuba et a échappé à la conscription de 1870. Paul doit se justifier et pour cela, répond à des interviews où il doit raconter sa vie. Ce virulent débat agite la caste médiatique et politique jusqu’à ce qu’il présente un certificat du consul de France à Cuba, datant du 1er mai 1851 qui indique que les Lafargue sont bien français.e.s. Son élection ne peut plus être mise en cause.

Il est élu le 8 novembre 1891 et ce jusqu’au 14 octobre 1893. L’entrée du gendre de Karl Marx au Parlement français provoque un grand retentissement de tous les côtés. Ovationné par les ouvrier.e.s qui voient en lui la revanche sur les Fourmies, il est aussi considéré par les conservateurs et conservatrices comme l’ami des prussien.ne.s et par conséquent un traître en devenir. Son arrivée ne laissa pas non plus indifférente l’histoire de l’Assemblée Nationale, on retrouve l’évocation de cette affaire jusqu’en 1960, où dans le Journal Officiel, lorsque l’on débat de la question de la détention d’un membre de l’Assemblée, on est bien obligé.e de se référer à ce précédent :

Fin de vie à la hauteur du personnage :

 
Le 5 août 1895, Engels décède et les Lafargue héritent d’une part de sa fortune, ce qui leur permet enfin de pouvoir acheter une maison, au n°20 de la Grande-Rue à Draveil (aujourd’hui au 108 avenue Henri Barbusse) et de mener une vie plus tranquille à la campagne. Paul et Laura Lafargue poursuivent l’agitation politique par une activité locale et continuent à recevoir et à débattre avec de nombreux.se.s militant.e.s et personnalités. C’est ainsi que durant l’été 1910, Vladimir Ilitch Oulianov, futur Lénine fait Paris-Draveil en vélo afin de rencontrer les Lafargue et passer le week-end ensemble.

Paul avait toujours dit qu’il ne voulait pas passer l’âge des soixante-dix ans et connaître les affres de la vieillesse et de l’impotence. C’est pour ces raisons que le 25 novembre 1911, sa femme et lui décident de se donner simultanément la mort dans leur maison de Draveil.

Le choc est important chez les ouvrier.e.s et les militant.e.s révolutionnaires, les hommages dans tout le pays et bien au-delà se multiplient. Dubreuilh, secrétaire général de la SFIO, Karl Kautsky pour la Social-démocratie allemande, Édouard Anseele, pour le Parti Ouvrier belge, Keir Hardie, au nom du Labour Party, Alexandra Kollontaï, pour le POSD de Russie, Ilya Roubanovitch, pour les Socialistes Révolutionnaires Russes, Jules Guesde, Édouard Vaillant, Lénine, Jean Jaurès, etc, font des discours devant les 10 000 personnes qui sont venues, sous la pluie, accompagner les cercueils au Père-Lachaise.

Les dépouilles sont ensuite incinérées et les cendres déposées dans les cases n°3016 et 3004 du Columbarium. Pour l’anecdote, en 1916, en pleine première Guerre Mondiale, personne ne se préoccupe de renouveler la concession et l’administration du cimetière décide la dispersion des cendres. Apparemment, l’employé chargé de l’opération, connaissant les services rendus par Paul et Laura à la classe ouvrière, ne peut s’y résoudre et conserve les deux urnes qui seront, par la suite, mises avec celle de ses neveux, les Longuet, division 76, face au Mur des Fédérés.

En 1936, en guise d’hommage, une statue de pierre le représente à Draveil dans le square à son nom, aujourd’hui renommé place du 11 Novembre 1918 et du 8 Mai 1945. Elle est réalisée par l’artiste communiste et antifasciste André Lasserre ; l’œuvre est détruite en 1940 par les partisan.e.s de Vichy et a été remplacée après la guerre par un monument aux morts.

 

Si Paul Lafargue n’est pas forcément resté comme un grand nom du panthéon révolutionnaire, nous avons vu qu’il était extrêmement connu et respecté de son temps. Ainsi s’intéresser à Paul Lafargue de plus près, c’était le suivre au cours de ses pérégrinations (Cuba, France, Belgique, Angleterre, Espagne, etc.) ; afin de souvent fuir la répression. C’est se rendre compte de la diversité de ses activités (médecin, écrivain, journaliste, traducteur, homme politique, militant, imprimeur, critique littéraire, théoricien, etc.) et c’est aussi suivre le parcours d’un révolutionnaire qui, durant toute la seconde moitié du XIXe et le début du XXe siècles, cherche à faire advenir un monde meilleur pour ce qu’il considère être la classe opprimée : le prolétariat. Être attentif à son cheminement, c’est se confronter aux grands événements d’une époque (grandes grèves ouvrières, répression meurtrière des mouvements sociaux, Commune à Paris, agitation à Bordeaux, etc.) et aux évolutions de la société (influence de Proudhon, Bakounine, Blanqui dépassée par Marx et apparition du marxisme, institutionnalisation des groupes de gauche et d’extrême gauche, etc.). Enfin, connaître cette figure, c’est entretenir l’histoire révolutionnaire de notre ville si bourgeoise et de notre région si discrète, c’est se réapproprier les réflexions et les actes de celles et ceux qui ont foulé nos rues, c’est se donner de l’inspiration et des armes pour la suite.

 

Pour aller plus loin :

Voici les œuvres dont ont été tirées, triées et recoupées les informations et les citations.

- Le droit à la paresse, de Paul Lafargue.
-  Paul et Laura Lafargue, du Droit à la paresse au droit de choisir sa mort, de Jacques Macé, L’Harmattan, 2001.
-  Commune(s) 1870-1871, une traversée de des mondes au XIXe siècle, de Quentin Deluermoz, aux éditions du Seuil, 2020.
- Bordeaux et la Commune 1870-1871, de Jacques Girault, FANLAC, 2009.
- Dictionnaire de la Commune, de Bernard Noël, Mémoire du livre, 2000.
- « La Commune à Bordeaux » de Jean-Pierre Lefevre & Jacques Girault, issu de Les Révoltes populaires en Aquitaine de la fin du Moyen-Âge à nos jours, sous la direction de Alexandre Fernandez & Jean-Pierre Levèvre & Pierre Robin, aux Éditions d’Albret/Institut aquitain d’études sociales/Association PourQuoiPas33/Espaces Marx 33, 2021.
- Ainsi que divers journaux de l’époque.

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