Salut Alèssi. Est-ce que, pour commencer, tu pourrais nous raconter ta vie avant Os Cangaceiros ?
J’avais eu une jeunesse plutôt agitée, dans cette belle période qui a suivi mai-juin 1968, où se répandait une délinquance diffuse, rebelle, vaguement politisée, qui rencontrait des idées, anarchistes et situationnistes. Et avec le rock’n’roll… qui n’était pas seulement une musique, mais aussi une façon de vivre, vite -et mourir jeune. À seize ans, nous nous disions : « ouais, à trente ans, on sera mort, mais on aura vécu à fond », et tu vois, en finale, à soixante-six ans, je suis encore là ! Mais il y en a eu quand même quelques-uns qui sont morts en cours de route, assez jeunes.
Fonctionnant en bande, nous étions en rupture de tout ce qui existait au-dessus de nous : l’institution scolaire, les études, la famille – l’horrible famille nucléaire. Et, encore plus, en rupture d’avec le travail, évidemment. Quelques-uns d’entre nous avaient déjà bossé comme ouvrier ou employé, certains n’avaient jamais bossé. Au-delà du refus du travail proprement dit, du temps et de l’énergie qui était volé, c’était la forme de vie que ça imposait, quoi, le rapport au monde que ça déterminait dont nous ne voulions pas. Certains voyaient l’exemple de leurs parents...
Nous nous trouvions de ce fait complètement en porte-à-faux par rapport aux groupes et partis politiques, nous ne parlions tout simplement pas la même langue. Je me rappellerai toujours, quand j’avais quinze ans… un copain un peu plus âgé, qui s’était fait virer du lycée l’année d’avant venait de braquer une poste dans un bled de la région et s’était fait pesquer. C’était sorti dans le journal, et nous, de commenter, à la sortie du lycée : « Ah, il a bien fait de braquer la Poste, c’est con qu’il se soit fait avoir ! » Et il y avait un militant de la Jeunesse Communiste qui était là (qui n’avait rien de jeune, ni de communiste), qui est venu se mêler à la conversation en disant : « Ah, c’est malin, tout ce qu’il a fait, c’est de pénaliser les petits épargnants ! » Nous nous sommes regardés, catastrophés. « Eh ! Ce mec, il a notre âge et il est déjà vieux (rires) ! Pauvre garçon, qu’est ce qu’on peut faire pour lui ? Lui faire fumer un joint, lui faire écouter les Doors ? » Les petits épargnants, c’était justement la vie de nos parents, ça résumait tout ce dont on ne voulait pas. En plus, ce n’est même pas vrai parce que la Poste est assurée et les épargnants ne sont pas pénalisés, juste pour souligner le degré de connerie de ces gens-là. Donc voilà, dès le départ, le monde ne vibrait pas de la même manière pour nous.
Après, il y eut le mouvement contre la loi Debré en 1973, auquel j’ai participé parce que la plupart de mes copains étaient encore au lycée. Moi, je n’y étais plus depuis l’âge de quinze ans, j’avais été viré et je m’étais aussitôt barré de chez moi, j’avais tout fait d’un coup. Et donc dans les manifs le clash était inévitable, avec les services d’ordre de la LC, de la CGT, qui contrôlaient les défilés et définissaient les parcours. Il fallait que ça déborde, quoi ! C’est là que nous avons rencontré des gens catalogués comme situationnistes qui nous ont amené un peu des idées. Première baston avec les rackets politiques, mais méchante baston ! Ils nous empêchaient de débouler sur les grandes avenues, parce qu’ils pensaient à juste titre qu’on allait tout casser. Il y avait les gars des lycées techniques avec nous, et des potes, genre loubards, blue-jeans mobylette, « ouais nous, on est anars ! » Et ces gens-là, s’ils déboulaient en manif, ce n’était pas pour faire une manif-promenade. Ils vivaient déjà l’usine et son univers disciplinaire, ils étaient vraiment révoltés, eux, alors que pour les lycéens, c’était moins évident, beaucoup se laissaient récupérer par les rackets politiques.
Qu’est-ce qui t’emmène à dix-sept ans en prison ?
Bah, un petit braquo foireux comme on fait à cet âge-là quoi. En général, le circuit pénal classique, c’était une première arrestation pour vol de mobylette ou de voiture, et ensuite des arrestations pour des délits chaque fois plus graves. Mais moi non. Je n’ai même pas été en maison de correction, mais directement en prison. J’étais au J3. C’est pour les détenus entre dix-huit et vingt-et-un ans parce qu’il ne me manquait que deux mois pour avoir dix-huit ans. C’était six mois après la grande vague de mutinerie de l’été 74 qui avait vu la quasi-totalité des prisons françaises agitées par des révoltes, avec une dizaine entièrement détruites par le feu... Et donc il y avait une ambiance.
En taule, je retrouve quelques bons copains, dont certains avec qui on avait fait un bout de chemin lors de l’année d’avant, dans les émeutes et qui eux aussi étaient voleurs ou arnaqueurs par nécessité. Tout cela nous fortifiait, ces récits en cours de promenade ou le soir aux fenêtres, cramponnés aux barreaux (les fameux « parloirs sauvages »). En sortant, j’en retrouve quelques-uns. J’ai eu de la chance, je n’y suis pas resté longtemps, vu que j’étais mineur et sans précédent pénaux. Quelques mois, c’est presque du tourisme, mais c’était assez pour voir comment ça fonctionnait. Un séjour en taule à cet âge-là, tu te retrouves englué dans le réel, et là, tu captes qu’il faut quand même prendre ça au sérieux. Parce que passer sa vie dans un endroit pareil, non, tu n’as pas envie, quoi !
Quelque temps avant, un gars plus âgé qui avait fait ses premières armes dans la Gauche Prolétarienne, et qui avait été ensuite un des premiers à taper au chéquier volé, qui était avec nous dans ces affrontements de l’année 1973 et avait fait lui aussi un peu de taule, m’avait dit : « Quand tu es en prison comme ça, que tu es dégun, tu vois, que personne ne se soucie de toi, à la rigueur un pote qui t’écrit ou qui t’envoie des ronds pour cantiner, et encore, c’est exceptionnel, ça, avec peut-être ta mère qui vient te voir en pleurs au parloir, et que tu ne sais pas combien de temps on va te laisser pourrir dans cette cellule infecte, là, tu réalises vraiment ta condition prolétaire. Et ça, ça te nourrit une révolte que les gauchistes n’ont pas, enfin en tout cas pas les dirigeants qui ont derrière eux avocats et médias quand ils se font arrêter ». En taule peu après, j’ai eu le temps de repenser à tout ça. Donc voilà. C’est l’occasion de dire que, du moins à cette époque où il n’y avait pas encore la télévision dans les cellules, beaucoup de prisonniers lisaient -des romans, et notamment des romans noirs bien sûr, mais parfois des choses plus politiques, quand ils arrivaient à en avoir.
D’ailleurs, qu’est-ce que vous lisiez ?
Au début des années 1970, je lisais des trucs anars, je feuilletais plein de récits, sur la bande à Bonnot, sur Ravachol, Makhno, tout ça. L’Espagne libertaire, nous avons connu après. Nous avions un copain d’origine espagnole, son père avait fait partie de la colonne Durruti. Les gens de plus de trente ans pour nous, c’étaient tous des têtes de nœud. Mais par contre ce vieux, là… C’était le seul à qui nous donnions volontiers du « Monsieur »… Et c’était un Monsieur ! Il nous aimait bien, mais il ne parlait pas volontiers de tout ça. Ça devait être douloureux pour lui, ils ont quand même été vaincus en finale.
Et puis nous avons découvert les textes situationnistes. Après, nous avons commencé à écrire un peu, des tracts, des affiches. Et puis à lire Marx. Au départ, nous pensions que c’était juste le maître à penser des staliniens et des trotskards. Quand j’étais encore au lycée, on avait un gars de la Ligue dite communiste dans notre classe, et qui, voyant qu’on était plutôt remuants, voulait à tout prix nous faire venir dans ce qu’ils appelaient « l’université rouge ». Ça se passait à la fac de Lettres le mercredi après-midi, quand on n’avait pas cours, et tout ça en nous disant « c’est un truc très dur, d’économie politique, il faut prendre des notes ». « On sèche déjà la moitié des cours, qu’est ce que tu veux qu’on aille s’emmerder dans ton séminaire, mais va mourir, va ! » Et donc pour nous Marx, c’était lié à des têtes de mort comme ça ! Et là, à travers l’usage qu’en avaient les situationnistes, nous découvrons qu’en fait, il y a embrouille, parce que Marx a l’air d’être autrement plus intéressant que ça. Et de commencer à feuilleter (plus qu’à lire à l’époque, parce que nous avons commencé à vraiment lire avec le temps), les écrits de jeunesse, les manuscrits de 44 qui circulaient, le texte sur la Commune où il parle de l’abolition de l’État. Les situationnistes avaient été capables, sous l’influence de divers marxistes hérétiques, de saisir le noyau essentiel de la pensée marxienne. Dans la foulée, Jean-Pierre Voyer allait encore plus loin dans cette lecture critique, que nous avons découverte en 1976, quand il a publié Une enquête sur les causes et la nature de la misère des gens.
Justement, Jean-Pierre Voyer, c’est de la philo bien lourde. Il faut reprendre chaque phrase, ce n’est pas simple. Vous venez des quartiers populaires, d’une vie qui est dure, avec du vol par nécessité, vous braquez des trucs quand vous êtes gamins... Mais vous bouffez de la philo comme celle-ci. Cela vient contrecarrer ce à quoi on pourrait s’attendre, non ?
C’était une époque qui nous portait vers les idées. Et puis nous n’étions déjà plus vraiment des gamins, dans la seconde moitié des années 1970. Notre curiosité intellectuelle était excitée par ce sentiment un peu messianique comme quoi l’insurrection de mai 1968 n’avait été qu’un signe avant-coureur et que ça allait reprendre. Partout en Europe, l’Italie, le Portugal, l’Espagne, l’Angleterre, des mouvements très forts se développaient, et ça stimulait un intérêt pour la théorie critique. De la sorte, nous nous sommes composés un petit bagage intellectuel, pas trop encombrant ni trop lourd à porter. Bien sûr que la première fois où j’ai jeté un œil dans La Société du Spectacle ou Le Traité du savoir vivre, une bonne partie des références m’échappaient. En même temps, ce qui était stimulant chez les situs, c’est qu’ils réalisaient une espèce de synthèse de ce qu’il y avait eu de plus avancé tout à la fois dans la poésie et l’art moderne et dans la politique révolutionnaire du mouvement ouvrier, ce qui nous ouvrait plein de portes. C’est comme ça qu’ils nous ont permis de lire Marx qu’on aurait jamais lu sinon, nous serions restés bloqués sur les autres connards besogneux, avec leurs universités rouges et leurs petits épargnants (rires).
En plus de l’histoire des révolutions et des insurrections, nous avons commencé à diversifier un peu nos lectures, avec le temps. À la fin des années 1970, on en était à lire carrément Hegel. Mais nous le lisions un peu comme nous avions lu Lautréamont ou certains poètes. Hegel, c’est rude et souple à la fois, il faut laisser couler la phrase, comme de la poésie, ne pas se prendre la tête, car le sens finit par apparaître tôt ou tard dans tout ce déroulement. Aucun d’entre nous n’avait étudié la philo, en tout cas pas moi, parce que j’avais été viré avant d’arriver au second cycle du lycée et en tout cas personne n’avait fréquenté les cours de philo de l’enseignement supérieur. Là, c’étaient les écrits de Voyer qui nous avaient aiguillés. Lui-même n’avait jamais étudié la philo, il était sorti bon premier d’un lycée technique à Caen, ce qui le différenciait des situationnistes qui avaient une formation plus artistique ou littéraire. Il avait lu tout Marx alors qu’il était chauffeur de taxi à Lausanne, où il s’était exilé, insoumis au service militaire pendant la guerre d’Algérie. Après 1968, il avait été très proche de Debord, mais au contraire de la plupart des épigones de l’IS, ce n’était pas un suiviste d’ailleurs, ils ont fini par rompre violemment dix ans après. Le gars avait en plus, dès son génial Reich : mode d’emploi, ce style dadaïste qui lui faisait envoyer de vraies punchlines.
Donc, évidemment, notre lecture était un peu chaotique, désordonnée, mais tout ça finissait par se mettre bout à bout en lisant les uns et les autres, et avec cette confrontation permanente au réel, une pensée se construisait peu à peu. On lisait aussi quelques trucs opéraistes italiens dans les années 1980-81 qui avaient été traduits. Puis sinon, beaucoup de récits de vie. Forcément Instinct de mort de Jacques Mesrine, ça, obligé ! Voilà, on lisait tout ça, ce qui fait qu’au milieu des années 1980, quand le groupe s’est créé, nous avions déjà quelques aptitudes au raisonnement théorique.
Si on reparle un peu plus d’Os Cangaceiros, tu peux nous présenter le groupe et sa composition ?
Ah, il n’y avait que des bons ! En vrai le groupe, c’est deux tiers d’hommes, un tiers de femmes et aucune de celles-ci n’étaient là parce que compagne d’un tel, c’était des fortes personnalités, qui savaient pourquoi elles étaient là et qu’on écoutait quand elles parlaient. Ce n’était pas comme dans les groupes politiques militants où les meufs étaient toujours à l’arrière-plan. Parmi nous, il y en avait qui venaient vraiment du milieu ouvrier et d’autres de la classe moyenne. C’était à l’image de l’époque ou effectivement, le refus du travail brouillait un peu les pistes. Je crois que, fondamentalement, on était tous des déclassés, dans le sens où on avait rompu avec l’environnement social et familial dans lequel nous avions grandi. En outre, nous n’avions pas de diplôme puisque pour beaucoup, nous avions déserté l’institution scolaire très tôt. La moyenne d’âge, c’était 28 ans. C’est-à-dire que la plupart avaient quand même déjà dix ans d’expérience. Nous n’étions pas tombés de la dernière averse, quand le groupe s’est formé.
En permanence, nous n’avions jamais été plus de douze à quinze. Quelques-uns sont partis en cours de route et d’autres sont arrivés après. Au-delà, il y avait tout un cercle de gens, une vingtaine de personnes, qui étaient très proches, avec qui nous avions déjà eu l’occasion de faire des choses. Mais qui, pour différentes raisons, n’avaient soit pas été invités à entrer dans le groupe, soit ne le souhaitaient pas. Des personnes avec qui il y avait assez de confiance pour être associé sur des coups ponctuels, que ce soit des opérations de reprise (genre arnaque de banques), ou des actions publiques. Et ça s’est un peu réduit après 1987 quand on a eu les flics sur le dos, en tout cas sur Paris. Il y a pas mal de gens qu’il a fallu cesser de voir pour ne pas leur attirer des casseroles. Ils faisaient les choses de leurs côtés, n’étaient pas dans le groupe, donc ils n’avaient pas à en subir les emmerdements.
On venait de différents endroits du pays. Il y avait les Fossoyeurs du Vieux Monde, dont je faisais partie, qui étaient une bande itinérante. Il y avait le groupe des Normands, du Havre, plutôt en mode vandalisme et bagarre de bistrot et qui posaient quelques tracts et affiches incendiaires sur la région. Il y avait des gens sur Nantes évidemment, des Parisiens puis les Toulousains. L’épicentre, c’était cet énorme appartement que nous avons occupé rue du Faubourg Saint-Denis, ouvert en janvier 1983. C’était immense, il y avait comme dix pièces, de la place pour tout le monde. Donc, quelques-uns vivaient là et on y recevait pas mal de gens. C’était vraiment bien parce qu’il n’y avait que des vieux dans l’immeuble, sourds comme des pots. C’était dans un quartier populaire très animé même la nuit, donc tu passais inaperçu. On l’a abandonné en octobre 1987 quand nous avons repéré les premières filatures policières. Mais c’était un endroit qui a vraiment servi de lieu où les gens se sont rencontrés.
Après, par exemple, moi, je louais une maison sur les coteaux de Loire, non loin de Nantes. Beaucoup de gens descendaient pour passer du temps chez moi. On allait voir les potes à Nantes, à Marseille. Nous nous étions même associés à quatre pour louer un appartement à La Ciotat, pendant plusieurs années. Ce qui nous a donné l’opportunité de participer à une émeute ouvrière, par hasard, mais de bon cœur. Nous circulions beaucoup, d’autant que les tickets de train ne nous coûtaient rien. Puis on avait aussi des bagnoles, immatriculées sous des faux papiers, comme tout était sous des faux, les logements aussi, l’électricité, tout ! Donc si tu es tout seul ou à deux ou trois à vivre comme ça, c’est une chose. Quand tu es dans un groupe organisé, chacun est vraiment responsable de la liberté et de la sécurité des autres.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de former un groupe alors que vous aviez déjà des activités qui roulaient. Est-ce que c’est pour faire de plus gros coups ? Ou pour un plus grand rayonnement politique ?
Oui, c’était l’envie de démultiplier nos forces. Nous avions dans l’idée qu’un petit groupe extrêmement compact avec une combinaison de capacités théorico-pratiques fortes pouvait avoir une incidence énorme dans les mouvements. Non pas pour en prendre le contrôle, comme les groupes léninistes, mais simplement pour aider à catalyser le devenir révolutionnaire des événements. Puis il y a aussi, contradictoirement à ça, le fait que l’on rentrait dans une décennie franchement contre-révolutionnaire par rapport aux années 1970. La perspective de l’insurrection généralisée était déjà bien éteinte. Mais il était facile de percevoir qu’un cycle de luttes importantes, très différent de celui des années 1965/1975, s’était ouvert, notamment dans cette Angleterre qui devait connaître toute une décennie de révoltes sociales d’une grande intensité contre le régime thatchérien.
En France aussi, il y avait des révoltes, mais nous pouvions voir que la social-démocratie, même convertie au libéralisme arrivait à capturer les énergies et qu’une neutralisation s’opérait. Nous avions été en quelque sorte aux premières loges avec la Marche pour l’Égalité et contre le Racisme de 1983, vu que nous avions des amis à la ZUP des Minguettes depuis 1981. Ils nous avaient présenté ceux de leurs potes qui voulaient lancer cette initiative, dans le climat d’assassinats racistes qui était terrible à l’époque, et de violences policières tout autant racistes. Mais c’était évident que tout cela se faisait à l’incitation d’une gauche « droits de l’homme et du citoyen », qui leur amenait clé en main la perspective d’une reconnaissance politique. Cela marquait quand même une rupture avec Rock Against Police, en 1980/1982, à Vitry et Nanterre en particulier où nous nous étions fait des amis.
Notre ami Mustaf’, de Vitry, alias le Sultan Noir, à qui je devais dédicacer bien plus tard le livre C’est la racaille ? Eh bien j’en suis ! sur les révoltes de 2005, était lui-même très critique par rapport à la Marche, les gens de Nanterre aussi. Et bien qu’évidemment, ce n’ait pas été prévu par les jeunes Marcheurs des Minguettes, qui étaient sincères dans leur démarche, celle-ci aura en fait préparé le terrain sur lequel SOS Racisme est arrivé l’année d’après avec l’appui du gouvernement socialiste. Et je pense que le surgissement du Front National et la mise en place de SOS Racisme sont deux phénomènes qui ont des effets de retour l’un sur l’autre : on était clairement revenu sur le terrain des bons sentiments qui prétendaient s’opposer vertueusement aux discours de haine.
Par ailleurs, nous sentions bien, dans ces années où on voyait se démanteler tous les bastions sur lesquels le mouvement ouvrier institutionnalisé s’était érigé, qu’on assistait à la fin de tout un cycle historique, en même temps que cette opération de capture intellectuelle et politique opérée par les socialo. Mais aussi par le FN. Le Pen devait son succès à ses talents d’acteur. Le Pen au micro, c’était une tuerie, c’était le beau-frère qui en fin de repas familial balance quelques blagues racistes et sexistes en sirotant son digestif, quoi. C’est ça qui a fait son succès électoral. Parce que plein de Français de base, même certains prolos un peu largués, qui ne se retrouvaient pas du tout dans SOS Racisme qui leur paraissait complètement déplacé, ça leur parlait. C’était un des leurs quelque part. Et donc, pour éviter les écueils, il fallut naviguer quelque part. Il fallait disposer d’un bon navire. Pour nous, le navire, c’était le groupe Os Cangaceiros, avec ses règles de fonctionnement qui avaient été formalisées par écrit, comme un serment entre les membres de l’équipage avant de prendre la mer. Le terme est juste.
Avec Os Cangaceiros, vous allez naviguer dans tout un tas d’endroits. Vous avez un pied dans les banlieues, dans le banditisme, proche de la classe ouvrière. En France, en Belgique en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Pologne, alors que vous êtes un nombre assez réduit, sur une dizaine d’années...
Oui, nous n’avions pas le temps de nous ennuyer !
On dirait que vous êtes partout, là où il y a un dépassement possible.
Nous essayions !
C’est ça votre moteur ? C’est l’essence de vos actions ?
Évidemment, quand tu vis comme ça, de la délinquance et hors la loi et tout, tu sais pertinemment que tu vis dans le monde en fugitif. Ce monde, tu ne l’habites pas, tu le traverses en fuyant, mais il te contient. Le sentiment aigu de cette contradiction aiguise fatalement une curiosité, politique, intellectuelle, géographique. Même si, il faut le reconnaître, on faisait un peu les ronflants dans certains de nos écrits, mais nous étions quand même capables d’aller à la rencontre de luttes qui se passaient à droite, à gauche, et avec une certaine humilité. Tout simplement, parce que nous avions du respect pour les gens qui menaient ça et qu’on savait qu’on avait des choses à en apprendre. Nous avons vraiment beaucoup appris en discutant avec tous ces gens qui avaient des horizons extrêmement différents de nous. Mais c’était des gens en révolte, que ce soient des ouvriers virés comme des merdes du jour au lendemain, des jeunes de banlieue qui galèrent et qui rouillent, comme le disent très joliment les jeunes de Minguettes, au pied de leurs tours et qui sont confrontés au racisme et aux violences policières. Donc, voilà, nous avions de la curiosité, et nous aussi avions des histoires à raconter.
Et eux, comment ils vous acceptaient ?
Alors les banlieues, dans certains cas précis, nous y avions des amitiés parce qu’on y avait habité, dans d’autres cas parce que nous étions allés à leur rencontre. Puis il y avait le rock’n’roll comme vibration commune. Nous n’abattions pas nos cartes d’un coup, on se présentait comme des chômeurs à vie, puis ils captaient vite que nous ne nous contentions pas de déserter le salariat et que nous prenions l’argent où il se trouvait. À certains, nous rachetions même des chéquiers et des papiers volés, on leur refilait aussi de la marchandise. Les gars des cités (parce qu’à l’époque, c’était très masculin…) pouvaient être légitimement méfiants quand ils voyaient débarquer une équipe et cela ne nous dérangeait pas, au contraire, nous trouvions cette méfiance assez salutaire. Je me rappelle de Mustaf. Au début, il disait : « vous êtes des autonomes, vous venez pour nous envoyer ensuite au casse-pipe en première ligne n’est-ce pas ? », ça sur un ton moitié sérieux moitié amusé. Mais il a très vite compris que c’était pas du tout ça. Très vite, il est venu dans les squats qu’on occupait à l’époque, et je suis allé avec lui à Marseille présenter des films qu’ils avaient faits à Vitry quelques années avant. Donc, voilà.
Vous avez un champ d’action assez large ? Est-ce que tu peux présenter un peu tout ce à quoi vous avez touché ?
Oui, mais là où on a surtout parlé de nous, c’est lorsque nous avons mené des actions en soutien aux mutineries dans les prisons. C’était au printemps-été 1985, suite à la grande mutinerie de Fleury-Mérogis. Les mutins avaient sorti quatre revendications : remise de peine pour tous les condamnés, libération de tous les prévenus, arrêt définitif des mesures d’expulsion pour les prisonniers étrangers et levée des sanctions pour tous les mutins. Puis il y a eu d’autres mutineries jusqu’à l’été. Cela faisait longtemps qu’il y avait des mutineries dans les prisons, depuis mai 1968 ! Et à chaque fois, on était pris par un sentiment d’impuissance. On se demandait ce qu’on pouvait faire.
Donc, quand les gens de Fleury ont sorti leurs revendications, on s’est dit qu’on allait les appuyer en menant des actions. Parce que, si tu veux, on aurait pu faire sauter deux trois bombinettes et mettre un A cerclé en disant « feu à toutes les prisons » pour se faire plaisir, mais l’idée, c’était plutôt d’instaurer un rapport de force à l’intérieur et à l’extérieur. Ce qui était clair, c’est qu’il ne s’agissait pas d’en venir à une réforme des prisons. Nous agissions clairement dans une perspective abolitionniste. Mais entre la volonté d’en finir définitivement avec le système carcéral, et le réel dans lequel tu es trempé jusqu’au coup, il y a une marge ! Pour les gens qui sont dedans, concrètement, quelle incidence ça a sur leurs conditions, leur quotidien ?
Tu peux raconter le type d’actions que vous meniez ?
Principalement, du sabotage. Nous étions partisans du sabotage de toutes façons. Il y avait des trains de luxe, à cette époque d’avant le tout-TGV, qui n’avaient que des wagons de première classe, qui reliaient Paris à différentes villes. On bloquait la voie ferrée, on arrivait, on défonçait les vitres et on bombait les revendications des mutins sur les wagons. Évidemment, les gens, ils ne s’y attendaient pas du tout parce que c’étaient tous les gens de la haute quoi ! Ils flippaient complet qu’on leur pique leurs portefeuilles. On aurait peut-être dû d’ailleurs ! Les cadres supérieurs étaient en retard à leurs rendez-vous. Peut-être que grâce à nous, des contrats n’ont pas été signés, des juteux contrats de millions de dollars (rires). On s’est attaqué à la presse qui parlait mal des mutins. On a saccagé leurs locaux et détruit leur matériel. On a aussi incendié des entreprises qui exploitaient le travail des détenus.
Et les sabotages contre la construction de nouvelles prisons ?
Ça, c’est après, en 1989 ou 1990. Il y avait un projet pour 13 000 nouvelles places de prison. C’est énorme, sachant que la France a la plus grosse surpopulation carcérale. Ce projet n’allait pas la réduire, mais seulement la déplacer. La surpopulation carcérale n’est pas un accident, mais une condition d’existence du système carcéral. Donc nous avons mené une série d’actes d’incendies et de vandalismes contre les entreprises qui participaient à la construction de ces prisons. On a aussi fracassé un architecte qui avait fait les plans d’une d’entre elles.
Nous avons réussi à mettre la main sur des plans de certains de ces établissements qu’on a rendu public. En septembre 1990, on n’avait pas internet évidemment, donc on a procédé à un vaste mailing postal, en reproduisant des timbres d’entreprises. On a envoyé des lettres dans six endroits différents où ils construisaient des prisons en recopiant laborieusement les adresses sur l’annuaire du téléphone. C’était du boulot, il fallait vraiment avoir envie… héhé. Et dedans, il y avait le plan de la prison et un courrier avec le logo d’Os Cangaceiros -où un personnage tient le globe entre ses mains, comme s’il interrogeait le monde auquel il essaie d’échapper- : « Madame, Monsieur, vous n’êtes pas sans savoir qu’une prison est en cours de construction sur votre commune. D’ores et déjà, nous mettons en circulation les plans de cette prison, en vous incitant à les faire circuler et à les reproduire au maximum, afin que cela puisse arriver à des détenus désireux de tenter l’évasion et ayant besoin de se situer au sein de la prison... ».
Nous avions eu l’idée de faire ça suite à un projet d’évasion d’un détenu ami qui, étant en quartier d’isolement, ne savait absolument pas se situer au sein de la prison. Nous lui avions même envoyé du matériel au-dessus du mur avec un bal trap, sur le terrain de sport d’où un autre détenu lui a ramené. C’étaient des cheveux d’anges, tu vois ? Ce sont des lames de scie pour le métal, très souples. Donc nous avions pris deux de ces assiettes creuses de bal trap, où nous avons disposé les cheveux d’anges roulés. On a noyé tout ça dans de la résine synthétique et collé les assiettes face à face. Une fois sec, on a brisé les assiettes. Il restait une espèce de galette ronde sur les bords qu’on a peinte en vert foncé puisque ça devait arriver sur une pelouse. Ensuite, de nuit, avec l’engin, qu’il fallait régler avec deux clés à molette -il y avait deux petits écrous à ajuster, on s’était entraîné pour calculer les trajectoires-, et on est allé devant la prison et tvissssssssssssss le truc est passé de l’autre côté du mur quoi. Le gars, par la suite s’est fait sucrer ses cheveux d’anges par les matons lors d’une fouille, mais bon, on aura essayé…
Pour en revenir à l’action de septembre 1990, nous avons donc envoyé des centaines et des centaines de dossiers et ça a fait un véritable scandale. Les gens reçoivent ça, alertent les flics. « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? ». On indiquait aussi qu’on avait sucré le béton. Un an avant, on était allé sur les centrales à béton du chantier et on a versé des quantités importantes de sucre dedans, parce qu’après renseignements, l’ennemi du ciment, c’est le sel bien sûr (tu le vois dans les villes côtières où ils ont fait les maisons avec le sable, ça s’effrite au bout de quelques décennies), mais en fait, le sucre est encore plus corrosif. Je ne sais pas quelle incidence ça a eu, mais enfin bon. C’est pour te dire qu’on en voulait quand même. Ils en avaient parlé au JT de 20 h. Sur une chaîne, ils interviewaient un avocat marseillais, il avait notre dossier dans les mains avec notre logo qui surgissait ainsi à l’écran et lui, il disait : « oui bien sur ce n’est pas légal ce qu’ils font, mais ils sont courageux de dénoncer ce système mortifère. Les prisons desquelles ils ont publié les plans, il y a déjà eu deux suicides ».
Il y a une histoire qui nous a beaucoup touchés et que les nouvelles générations ne connaissent pas forcément. C’est à propos « des trois de Nantes ». C’est aussi votre histoire avec Courtois et de l’aide que vous avez fourni à sa famille. Tu pourrais en dire deux mots ?
Ouais. En décembre 85, on voit apparaître sur les écrans de télé du monde entier les images d’une prise d’otage dans une Cours d’Assise, à Nantes. Un certain Karim Khalki fait irruption avec des flingues et des grenades lors du procès de deux potes connus en taule : Georges Courtois et Patrick Thiolet.
Ils font sortir les gens qui sont dans la salle, ils gardent les jurés et le tribunal et ils exigent une caméra de FR 3. Georges Courtois, qui avait la langue bien pendue, s’allume un cigare et se livre à une dénonciation en règle du système pénal et de la justice. Ces mecs ne sont pas des militants. Ce sont des mecs de base. Thiolet, je le connaissais un peu, car on a habité dans la ZUP de Bellevue d’où il était originaire, c’était un mec de cité, tu vois.
Khalki, c’était un gars qui avait fui le Maroc pour raisons familiales. Il était arrivé en France où il avait fait un braquage foireux. Il a fait un petit peu de taule où il a rencontré Courtois et Thiolet et il avait promis de revenir les chercher. Une fois la Cour prise en otage, ils exigent une bagnole, ça dure 48h. Le commissaire Broussard et toute sa bande de l’anti-gang jouent le pourrissement au terme duquel les trois finissent par se rendre en échange de l’expulsion de Khalki dans un pays arabe de son choix. Promesse que l’État français n’a pas respectée. Et donc il commence une grève de la faim.
Un avocat que l’on connaissait, qui se trouvait d’ailleurs dans la salle au moment où Khalki avait fait irruption, vient nous voir et nous dit : « Khalki est en train de se laisser mourir. Il faut que vous fassiez quelque chose ». Donc on a fait une opération. On a saboté tout le métro de Paris un matin. La quasi-totalité des lignes de métro. On a revendiqué l’opération pour Karim Khalki. Bon, ça n’a pas eu d’incidence, mais au moins, ils ont vu que des gens se sont solidarisés. Plus une affiche qu’on a collée un peu partout en France.
Et donc Chantal Courtois, on est allé la voir et elle nous a accueilli super chaleureusement. Elle avait vu les affiches et l’action à Paris. À partir de là, on a été amis. Chantal, c’est une personne qui avait vécu. Elle avait même fait de la prison. C’est le milieu prolo Nantais. Elle était aide soignante, trois enfants dans un HLM. Très belle personne, d’une grande générosité. D’une grande finesse. Et donc voilà, on a amené de la monnaie, on a voulu la soutenir parce qu’elle galérait, mais elle ne voulait pas. Elle disait que l’argent, c’était pour les autres en taule. Elle se chargeait de le dispatcher pour la cantine des trois autres. Et ça, on l’a fait jusqu’à ce qu’ils sortent de taule, même après la dissolution du groupe Os Cangaceiros, on a continué chacun individuellement à leur amener de l’argent pour continuer à cantiner, tu vois, regarder la télé, acheter des fruits, des légumes… Ce n’était pas grand-chose, mais c’était le moins que l’on puisse faire pour eux.
Après, je suis revenu à Marseille en 90. Avec Chantal, on s’est perdu de vue. Moi, je n’avais plus l’occasion de retourner dans l’ouest. Je l’ai revu quand elle est venue avec Georges. On s’était jamais rencontré, puisqu’il était entre les murs. Et quand on a fait une petite campagne pour la libération de Karim Khalki (parce que Thiolet est sorti assez vite. Il a pris 10 piges, il en a fait 7 ou 8, Courtois, au bout de 16 piges. Et Khalki était toujours en taule lui). Du coup, ils avaient fait quelques actions. Genre, ils s’étaient enchaînés aux grilles du Tribunal. Nous, on avait organisé une réunion publique à Marseille et voilà, après je ne l’ai plus revue Chantal.
Quand je suis allé présenter mon film Istmeño à la ZAD en 2016, le gars qui organisait ça m’a dit qu’il connaissait Chantal. Il l’avait déjà invitée pour parler des conditions de femmes de détenus. Il m’a dit : « Tu sais maintenant Chantal, elle habite dans un petit village pas loin de la ZAD ». Donc on est allé la voir. Malgré la maladie qui était en train de la détruire, elle restait très détendue, c’était impressionnant. Elle m’a fait penser à notre amie Andrea. C’était pareil, elle prenait l’approche de la mort avec une grande sérénité dont je ne sais pas si je serais capable. Nul ne sait comment il réagira à ce moment-là. Chantal est morte en août et il y a eu un hommage dans un bar. Il y avait pas mal de gens, dont quelques-uns d’Os Cangaceiros. C’était l’occasion de revoir ses filles et son fils. C’était émouvant. D’ailleurs, elles étaient très enchantées de nous voir, même dans ce contexte un peu triste. Mais ça n’a pas eu un aspect dramatique. Chacun a pu dire un mot sur Chantal. Moi, j’avais fait un petit article sur CQFD qui s’appelait « Adieu Chantal ».
Georges lui avait replongé. Tu sais, ces gars-là étaient partis dans la vie avec toutes les mauvaises cartes. Georges Courtois était une figure typique de la délinquance nantaise, loubard, fils d’ouvrier, grandi dans un milieu un peu alcoolique, avec les tatouages des yeux de biche ici, les trois points là, je ne sais pas s’il avait les pointillés autour du cou en guise de provocation par rapport à la guillotine qui existait encore. Il avait d’abord connu les maisons de correction, puis pris des peines de prison ahurissantes. Pour te dire, en 1976, il s’était mangé neuf ans de taule pour un petit casse d’armurerie où ils avaient piqué des fusils de chasse. Dans l’Ouest, ils étaient sans pitié pour les enfants de prolo. Tu sais, après neuf ans de taule, tu sors forcément un peu largué. Des longues peines, j’en ai connu plein, ils sont terriblement marqués. Georges, il picolait beaucoup, il avait replongé, et après sa énième sortie de prison, il est mort dans un incendie. Une clope a mis le feu dans sa chambre d’hôtel en Bretagne, une fin assez sordide. Il aurait mérité de finir autrement. Mais il avait eu ce coup de génie de décembre 1985, auquel il fallait absolument rendre hommage.
Vous vous considérez comme des guerriers. Pourtant, la part du soin n’est pas négligeable. Est-ce que tu peux en parler ?
Bah nous, ça s’était posé pour la maladie d’Andréa qui faisait partie du groupe. C’était une faussaire et une amie incroyable. Elle avait eu un cancer en 1985 avec une chimio et une rémission de plusieurs années. Nous ne voulions pas qu’elle participe aux coups, car il était hors de question qu’elle finisse en taule. Du coup, on participait pour qu’elle ait de quoi vivre et à la fin des années 1980, c’était reparti. Cancer généralisé et c’était la cata. Après plusieurs séries de chimios, ils lui ont proposé un protocole expérimental. Elle s’est dit : « ho ! C’est bon là. On arrête les frais. Je ne suis pas prête à faire n’importe quoi pour quelques mois de plus sur un lit d’hôpital. Non ». Elle a fait ses adieux à sa famille, de modestes paysans de l’Anjou, des braves gens, puis elle est revenue avec nous, donc on a loué une villa de rêves sur la côte pour l’installer. On s’est relayé pour ses soins quotidiens. Elle a dit que lorsqu’elle pourrait plus faire sa promenade, elle mettrait fin à ses jours, ce qui est arrivé au mois d’août. Les médecins quand ils lui ont proposé le protocole, ils lui donnaient deux mois. Elle a eu huit mois pendant lesquels on a eu énormément de discussions sur tout ça.
C’était après Tchernobyl qui nous avait quand même pas mal interloqués. Donc on avait une approche de la question écologique tout à fait inverse que les écolos pour qui le point de départ, c’est l’environnement, une chose extérieure. Pour nous, c’était au contraire parti de l’intérieur, c’est-à-dire du corps qui est atteint dans son intégrité par l’univers toxique que développe le capitalisme. Du coup, on avait lu des textes et commenté des livres de Michel Bounan sur le Sida, etc. Mais bon, après, on a suggéré à Andrea de mettre ton témoignage en forme, que l’on publierait après son départ. Ce qu’elle a fait. Quelques jours, avant qu’elle ne se donne la mort, elle recorrigeait encore un peu le texte.
Elle a mis fin à ses jours par un cocktail de médicaments trouvé dans le livre Suicide, mode d’emploi, interdit à l’époque, mais on en avait un exemplaire. C’est la sœur d’un ami médecin qui l’a assisté. Elle n’a pas voulu qu’on soit avec elle les deux derniers jours. Elle ne voulait pas de drame affectif. On a publié le livre N’Dréa en printemps 91 avec le logo d’Os Cangaceiros, vite traduit dans plusieurs langues et une photo d’elle, alors qu’elle était déjà bien malade dans sa perdition de rémission en train de danser sur du ska. On s’est réuni à la mi-août pour lui faire un dernier adieu. Et c’est la dernière fois que tous les membres d’Os Cangaceiros se sont retrouvés ensemble.
Après ça, on est resté quelque temps chacun de notre côté en continuant d’avoir un débat sur ce monde et les moyens d’en sortir. On a aussi repris les notes d’un manuscrit qu’on avait commencé en 87, dans l’idée de faire un manifeste. On a fait un premier jet et finalement, on a décidé que ce n’était pas la peine de le publier. Publier pour publier, ce n’était pas la peine de rajouter un volume de plus sur les bibliothèques radicales. On a estimé que ça n’apportait pas grand-chose de nouveau. On est devenu plus exigeant par rapport à nous-même et par rapport à la théorie. Il nous manquait des éléments qui sont arrivés par la suite, notamment par la découverte de l’anthropologie. Il y en a qui ont continué à publier des choses. Guillaume, il vit en Allemagne depuis la fin du groupe. Il avait écrit avec des gens de Berlin, le Manifeste des chômeurs heureux au milieu des années 1990, qui avait fait scandale, surtout par rapport à l’éthique luthérienne de la vocation professionnelle qui règne dans ce pays. Georges, lui, a écrit Le Mythe de la raison. Et pas mal de choses sur le Mexique, vu qu’il vivait là-bas, à Oaxaca. Et moi, j’ai écrit ce que vous savez quoi.
On voulait justement que tu racontes l’après Os Cangaceiros entre vous ? Et toi, qu’est-ce que tu as fait ?
Fin 1992, on a vraiment cessé les réunions, je pense qu’on a eu tort. Mais nous avons continué de nous voir de façon interindividuelle. Dans les années 90, j’ai continué de voir trois ou quatre personnes d’Os Cangaceiros avec fréquence. En 1990, après neuf ans passés en France, j’étais retourné à Marseille. Dans mon quartier qui avait vraiment changé. Ça bougeait bien, il y avait une belle ébullition.
À la fin d’Os Cangaceiros, j’éprouvais de plus en plus un sentiment d’être hors-sol. Pour moi, la question territoriale est importante. Tu vas dans n’importe quelle cité de banlieue, où il y a des immigrés, ça leur parle de suite. Les Français, ça, ils ont du mal à le comprendre. Tu sais comment c’est la France. C’est un monstre qui te déracine complètement. Donc, moi, je suis retourné dans mon quartier. Il y avait un bouillonnement, avec le Massilia Sound System, le rap qui naissait, les supporters de l’OM sur des bases antiracistes et antifascistes, les redskins, les grapheurs qui se côtoyaient sur la Plaine, le quartier où j’avais grandi. Et plein de lieux où il se passait pas mal de choses, même s’ils se faisaient emmerder par les flics.
J’ai voulu donner un élément à tous ces gens-là pour se situer. Ils se situaient très bien dans l’espace. Mais je pensais qu’il était tout aussi important qu’ils puissent se situer dans le temps. Donc j’ai commencé la rédaction de cette histoire de Marseille dont je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit si riche et si complexe. À l’époque, je réfléchissais beaucoup à ce concept de la cité. J’avais lu Lewis Mumford dans les années 1980 et je circulais beaucoup en Italie, où la culture citadine était plus forte qu’en France. Je me suis dit : « putain, Marseille, 2600 ans d’histoire, on dirait qu’elle n’a pas d’histoire cette ville. Tous les peuples de la Méditerranée sont là et on dirait qu’elle n’a pas de culture ». C’est une ville qui a subi un lavage de cerveau collectif.
Je voulais y remédier et je me suis lancé dans la rédaction de ce livre qui a pris 12 ans. J’ai eu beaucoup de chance, parce que s’il y a eu quelqu’un pour l’écrire, il y a eu quelqu’un pour l’éditer : Agone. Quand t’es un dégun comme moi et que tu te pointes avec un bouquin de 750 pages, que tu ne t’appelles pas Fernand Braudel... J’imaginais bien la scène : arriver à Paris avec le manuscrit, l’éditeur qui appuie sur un bouton, deux gorilles qui arrivent : « veuillez reconduire le monsieur ». Je me retrouve jeté dans une ruelle de l’arrière-cour avec le manuscrit qui me suit. Mais j’avais passé le texte à un certain Charles Jacquier, un anarcho-syndicaliste qui, tout en bossant au tri postal, dirigeait une collection « Mémoires sociales » chez Agone, lui et un autre gars. Ils sont allés voir l’éditeur. Il a lu la moitié, il a dit : « je le prends ». Bon, le mec est né dans les quartiers nord, parents ouvriers, grands-parents immigrés napolitains, évidemment, il se retrouve complètement dans cette histoire. Ils ont fait un beau travail éditorial. J’ai appliqué la moitié de leurs suggestions et le livre a été un succès. Pour vous dire, il m’est arrivé dans des bars à Marseille de me faire offrir des verres par des inconnus qui avaient lu mon livre. Quelle plus belle gratification peut espérer un auteur ?
Tu peux dire deux mots sur le carnaval de la Plaine ?
Le carnaval de la Plaine a été créé au tournant du millénaire. Cela faisait plusieurs années que j’avais ça dans la tête, de lancer un vrai carnaval sauvage, à l’opposé du pseudo carnaval de la ville de Marseille. Quelque chose qui soit enraciné dans la vie d’un quartier. La Plaine bougeait depuis une dizaine d’années. C’était le quartier de mon enfance, où j’avais retrouvé une vie inédite à mon retour. À partir de là, j’ai suivi une stratégie pour la Plaine, toujours en bonne compagnie. Tous les éléments étaient là, un quartier disposant d’une grande place publique, des dynamiques échappant aux cadres clientélismes habituels et beaucoup d’énergies individuelles. On a construit des lieux, des locaux, des bases arrière. On a marqué notre territoire, donc on avait cette force de lancer le carnaval sans demander d’autorisations avec pour principe le procès du Caramentran, représentant ce qui nous révolte dans le moment. C’est souvent une institution ou un personnage de pouvoir, et toujours très lié avec ce qui se passe à Marseille.
On forme un tribunal. J’ai fait le procureur pendant longtemps. Ce n’était pas un moindre plaisir, pour quelqu’un qui a eu affaire à la Justice, que de renverser les rôles. -c’est l’essence même du Carnaval, n’est-ce pas ? La dernière année que je l’ai fait, en 2019, avant de transmettre ma charge, des jeunes qui ne me connaissaient pas m’ont demandé : « Ha monsieur, vous êtes magistrat, en vrai ? - Ah non, moi, je viens de l’autre côté, celui des accusés ». Et tandis que l’avocat, Mestre Marca-Mau, devait rivaliser de mauvaise fois pour défendre son client, moi, je devais relayer les doléances en tant que représentant du ministère public. Après, je prononçais la condamnation au bûcher. On faisait un gigantesque brasier sans demander d’autorisations, avec une farandole interminable autour. Puis la bataille de farine, le vin...
La première année, nous étions à peine deux cents, ça a pris de l’ampleur peu à peu jusqu’à 2012, quand ils nous ont installé la vidéo-surveillance dans le quartier, le carnaval a pris une autre dimension vu qu’il a relayé la lutte contre les caméras. Ça s’est tendu et en 2014 les flics ont attaqué le carnaval à la fin. On a défendu le bûcher et on est allé faire le feu devant le commissariat sur la Canebière, en mode « Si vous nous laissez pas faire le feu au quartier, on le fait chez vous ». Des gens ont fait de la prison, donc pendant une année, l’assemblée de la Plaine a fait des événements sur la place en solidarité avec le carnaval. Résultat, l’année d’après, on était plus 500, mais 3000.
Là, à la dernière, on était 10 000 et on se cantonne plus à la Plaine depuis longtemps, même si pour nous ça reste avant tout et après tout le carnaval de notre quartier et non une variante costumée du cortège de tête, par exemple… En 2020, on ne l’a pas fait, mais en 2021, on s’est dit : « vos couvre-feu et vos conneries, ça commence à bien faire ». Et il y avait une ambiance extraordinaire, une atmosphère de ouf, une joie incroyable d’avaler enfin une bouffée d’oxygène après un an de renfermement. Et ça a fait un scandale international. L’Assemblée Nationale s’est déchirée entre la droite et la gauche, se renvoyant la balle sur le fait que « le respect de la loi s’est perdu dans ce quartier de Marseille », dixit un élu LR local. C’était une grande satisfaction ! Je considère quelque part que ça, c’est dans l’esprit rebelle et joyeux de Os Cangaceiros. D’ailleurs, il y en a quelques-uns qui participent à ce carnaval. Voilà, pour nous, la fête sauvage a toujours fait partie des fondamentaux.
Tu parlais du rap. IAM, c’est quoi leur importance ?
Haaa. Je danse le MIA, « chaînes en or qui brillent », haha. Hé ouais. À Marseille, plus tu descends dans l’échelle sociale, plus tu portes de l’or. Regarde les éboueurs, les balayeurs de rue, ils ont les chaînes en or. Une ville en Méditerranée où les rues sont balayées par des gens couverts d’or. Dans la bourgeoisie locale, on est moins tapageur. Alors que quand t’es prolo, tu t’affiches et puis c’est une manière d’avoir sa richesse sur soi. Je vois les poissonnières marseillaises, elles portent le collier marseillais, fait de petites boules en or et quand elles ont de l’argent à mettre de côté elles rajoutent une boule, c’est mieux qu’à la Caisse d’Épargne.
Non mais sinon, IAM, ils sont nés à l’ombre du Massilia. Tu vois Akhenaton, il marchait avec eux et se faisait appeler Chill. À l’époque, il a fait son premier style sur la cassette du Massilia : « Rude & souple » qui date de 1989. Ensuite, il a formé « Soul Swing » avec Shurik’n, puis c’est devenu IAM, avec leurs délires sur l’Asie… Bon, après, IAM, ils ont signé sur une Major, et puis Akhenaton s’étant converti à l’Islam, il n’y avait pas d’alcool dans leurs concerts donc nous, on n’y allait pas. Dans le raggamuffin, au contraire, Massilia, ils offraient le pastis à tout le monde !
Et Jul dans tout ça ?
J’écoute pas vraiment, je ne supporte pas tout ce reggaeton avec en plus le vocoder, etc. Je reste au rap boom bap… J’ai envie de dire que PNL, Jul, tous ces trucs, c’est plus vraiment le rap, c’est autre chose. C’est assez fou, cette production presque compulsive de styles et qui circule sur les réseaux sociaux, sans passer par une major… quelque chose à la fois très « libre entreprise individuelle », mais qui court-circuite aussi les grosses boîtes de production… Ceci dit, Jul ne m’est pas antipathique. Il vient d’une vieille cité ouvrière, à la Blancarde, et avant de faire ça, il installait des piscines avec son père. Il a fait Bande Organisée où il a invité un maximum de rappeurs marseillais, des nouveaux comme des anciens, il fait plein de dédicaces pour des potes en prison. C’est de la musique populaire de Marseille de maintenant comme l’étaient IAM, la Fonky Family ou Massilia Sound System début 2000. Pour moi, la Fonky Family, ça reste le top du top. Nous, on les connaissait, ils montaient de temps en temps à la Plaine. Le Rat Luciano, on le croisait, c’est un chouette gars, discret, qui reste au quartier, alors qu’avec la qualité de son écriture, reconnue de partout, je peux te dire, il pourrait faire le ronflant comme tant d’autres dans le rap.
Merci Alèssi, on se retrouve au carnaval de la Plaine !
Ouvrages des Os Cangaceiros :
Janvier 1985 - Os Cangaceiros N°1.
Novembre 1985 - Os Cangaceiros N°2.
Juin 1987 - Os Cangaceiros N°3.
1987 - L’incendie millénariste (réédition 2011).
Février 1992 - N’Dréa, Éditions Du bout de la ville, 2023.
2010 - « La piste brouillée des Cangaceiros dans la pampa sociale », Texte/bilan par Léopold Roc.
Les textes de Os Cangaceiros se trouvent sur internet en libre disposition, notamment sur : https://cras31.info/spip.php?article669.
Ouvrages d’Alèssi Dell’Umbria :
Histoire universelle de Marseille, De l’an mil à l’an deux mille, Agone, 2006.
C’est de la racaille ? Eh bien, j’en suis ! À propos de la révolte de l’automne 2005, L’Échappée, 2006. Réédité et augmenté sous le titre La Rage et la révolte en 2010 par Agone.
Échos du Mexique indien et rebelle, Rue des cascades, 2010.
R.I.P. Jacques Mesrine, Pepitas de calabaza, 2011.
Tarantella ! Possession et dépossession dans l’ex-royaume de Naples, L’Œil d’or, 2016.
Istmeño, le vent de la révolte. Chronique d’une lutte indigène contre l’industrie éolienne. Livre-DVD. Coédition entre les éditions Collectif des métiers de l’édition (CMDE) et les éditions du Bout de la ville.
Antimatrix, Éditions la Tempête, 2021.
Du fric ou on vous tue !, Les Éditions des mondes à faire, 2023.