Analyses Écologies Aménagement du territoire - Gentrification

Histoire et critiques des LGV


Elle fait de nouveau parler d’elle depuis quelques semaines après que la SNCF ait été autorisée à réaliser des analyses topographiques à l’intérieur des propriétés privées situées sur le tracé. Nous proposons ici de faire un saut dans le temps dans l’histoire ferroviaire de la grande vitesse afin de préciser d’où vient cette catastrophique idée ce qui permet d’élaborer quelques critiques politiques du projet de la LGV Sud-Ouest.

  • Tant qu’il sera question de la vitesse, on restera ainsi aux prises avec un faux concept dont l’unité n’est qu’une ombre projetée par un impensé : celui de la valeur profonde de la lenteur, du repos, des racines et de la Terre.
    Jérôme Lèbre

Après la Ligne à Grande Vitesse Paris-Bordeaux, un autre grand projet du capitalisme des années 80 poursuit la conquête des provinces, la ligne Bordeaux-Toulouse. Il est impossible de ne pas l’évoquer tant elle est considérée comme un « projet d’avenir historique pour le Grand Sud-Ouest » [1].
L’indétrônable président de notre région, Alain Rousset, déclarait en 2015 qu’il avait « une bonne nouvelle » à nous annoncer, si heureux que le GPSO [2] eu été validé par Manuel Valls et scellant ainsi la confortable amitié des « socialistes ».

Une nouvelle ligne de train ouvrirait donc en 2030 et relirait Bordeaux à Toulouse en 1h05 au lieu de 2h30 actuellement. Elle serait répartie en deux tronçons, desservant Toulouse et Dax. Son coût serait de 14,3 milliards d’euros et artificialiserait plus de 4800 hectares d’espaces naturels. Dans l’avalanche de projets ferroviaires qui pullulent sur le territoire, la LGV Paris-Bordeaux a donc fait naître une nouvelle ligne, pouvant créer « des connexions plus rapides avec Paris et l’Europe » et qui fera « rayonner les Régions Nouvelle-Aquitaine et Occitanie sur les grands axes ferroviaires  » [3]. Rien que ça.

Il est évident que l’émergence de tels projets démesurés aux utilités plus que douteuses conduiront à des conséquences sociales et environnementales dramatiques. Pour comprendre et critiquer sur ce qui nous attendra peut-être dès 2024, faisons d’abord un point historique sur l’histoire ferroviaire et attelons-nous à démanteler la vision d’imposture de ce futur projet.

I Vive le « TOUT LGV » !

On attribue le terme de LGV à des chemins de fer qui se distinguent des lignes traditionnelles, composées de passage à niveaux, croisements, courbures étroites, desservant petites ou grandes gares et où les trains circulent à moins de 200 km/h. Les LGV sont des tracés ferroviaires dédiés exclusivement à des engins pouvant circuler à plus de 250km/h. Départ à un point A et arrivée à un point B le plus rapidement et confortablement possible. Cela implique la construction de nouveaux chemins de fer adaptés, aux courbures larges, sans passages à niveaux et sans croisements. [4] Depuis l’émergence de ces lignes dans les années 80, on assiste à un bouleversement du territoire car les vitesses atteintes font repenser toutes les infrastructures modernes, que ce soit les gares et leurs alentours ou les lignes ferroviaires. Il s’agit d’une fracture dans l’histoire des chemins de fer où s’ajoute au fantasme des vitesses folles, un désir de reconfiguration complète du paysage urbain et rural. La binarité territoriale entre capital et province est présentée comme révolue et la métropole est partout. Au vacarme incessant des lignes de trains classiques (TER) participant aux exodes de milliers de travailleurs et de touristes, s’ajoute une nouvelle permission de conquête territoriale des cadres supérieurs parisiens afin de profiter du calme provincial.

La rénovation de plusieurs grandes gares, pour limiter le nombre d’arrêts ou pour accueillir de nouveaux trains, entraînent parallèlement l’apparition de quartiers d’affaires monumentaux [5] La rupture se caractérise aussi avec la transformation du rapport au voyage. Les trains d’hier, à compartiment, de nuit et à la temporalité plus allongée, tranchent avec l’immédiateté mathématique du TGV (Train à Grande Vitesse) où ne parle plus de voyage mais de distance à parcourir. Néanmoins, le système ferroviaire de la fin du XIXe siècle n’était pas plus sensible qu’aujourd’hui puisqu’il participait lui aussi à une course à la croissance de la production capitaliste, avec les anciens trains de fret et à une diffusion d’un imaginaire dominant du voyage luxueux vers des contrées sauvages avec l’Orient-Express [6] par exemple.

L’expansion technocratique

Si les LGV sont aujourd’hui un modèle pour le transport ferroviaire, il faut attendre 1981 pour que la première LGV entre Paris et Lyon soit inaugurée en France. Alors que les premiers développements de la grande vitesse ferroviaire datent des années 60, avec le lancement du Shinkansen au Japon ou les premiers essais de l’aérotrain en France. Les premiers rames électriques au Japon atteignent des vitesses de pointes à 210 km/h (et plus tard jusqu’à 300 km/h sur certaines lignes) et le paysage ferroviaire s’adapte aussi très rapidement avec la construction de nombreux tunnels et de viaducs parfois très étendus, images d’Épinal du territoire pour la technocratie japonaise d’après-guerre. Les particularités techniques des lignes permettent au train de disposer de voies réservées, sans passages à niveaux et/ ou croisements et d’être très ponctuels. Les aspirations libérales des constructeurs ferroviaires français sont bien redevables des technologies japonaises pour enfanter quelques TGV et LGV.

Les Shinkansen inspirent donc le TGV français 17 ans plus tard, par son esthétisme élancé et véloce et sont la fierté du socialisme-libéral Mitterandien. « La France n’a pas de pétrole mais des idées ». Elle est surtout le terrain de légitimation des Lignes à Grande Vitesse. En effet, la démonstration spectaculaire de la vitesse du TGV et des discours publicitaires gouvernementaux et de la SNCF annoncent une ère du «  Tout-TGV » face au « Tout-Auto » : une revanche du marché ferroviaire face aux lobbys hégémoniques de l’automobile. Également face au vieillissement des rames dû à peu d’entretiens et à des configurations techniques devenues inadaptées, la construction des LGV étale le parc ferroviaire français dans une perspective d’innovation technologique nationale et internationale. La baisse des moyens financiers dans la rénovation des anciennes lignes ou dans la préservation des petites gares assure cette domination de la grande vitesse dans le monde du transport français.

La doctrine TGV/LGV

On ne peut penser la doctrine LGV sans penser celle du TGV, tant elles sont complémentaires et représentent la conquête industrielle française du marché du transport. L’esthétique du premier prototype est conçu par Jacques Cooper, designer français et membre de la multinationale Alstom [7]. La carrosserie lisse et le wagon de tête rappelant une voiture de sport fait penser au concorde, que Cooper désigne lorsqu’il dessine encore à Sud-Aviation des prototypes d’hélicoptères gourmands en énergies fossiles et nombres d’objets qui rendent dépendant au marché capitaliste des millions de personnes, tels que les laves-vaisselles ou les télévisions. Par sa structure allongée et perçante, le TGV est à l’image d’un instrument de conquête du territoire qui trace des lignes à travers la paysage comme les colons tracèrent les routes pour acheminer les marchandises pillées vers les métropoles.

La mise sur le marché du premier TGV se réalise aussi grâce au célèbre designer Roger Tallon, qui dès la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1980 participe conjointement aux programmes d’élaboration du Train à Grande Vitesse. Il applique le même principe que les anciens trains corail avec des wagons sans compartiments, avec un couloir central, inspirés des intérieurs d’avion auxquels il ajoute « un bar au milieu où toutes les classes se retrouvent, comme au bistrot du coin » [8]. La pensée de l’esthétique tallonienne rejoint celle du capitalisme new-age, récupérateur de la moindre subversion populaire et où toutes les classes sont abolies. Ainsi sont neutralisés les rapports de force entre ceux qui possèdent et les dominés.

Croissance funèbre

Le rêve du « Tout-TGV » semble pourtant touché à sa fin dès la fin des années 90 par le déficit budgétaire entraîné par le surcoût de ces lignes et de ces trains. Les raisons sont multiples : la sur-concentration des budgets pour que ce parc ferroviaire soit la vitrine politique de la modernité néo-libérale du pays, la création de nouvelles lignes ferroviaires et les rénovations consécutives des gares.
A la suite du Grenelle de l’environnement de 2008 et de 2010, une commission mobilité présidée par le député Philipe Duron publie plusieurs rapports présentant la rénovation des anciennes lignes et gares comme une priorité contrairement aux LGV. C’est un coup dur pour plusieurs projets qui sont abandonnés rapidement, comme le Poitiers-Limoges et l’Orléans-Clermont Ferrand.
Les catastrophes du 12 Juillet 2013 de Brétigny où un train déraille et fait 7 morts ou du 14 Juillet 2015 sur la LGV Est-européenne qui fait 11 morts et 21 blessés graves, sonnent comme une ironie quand on se remémore les discours politiques des quarante dernières années [9] Après « le TGV c’est la France  » de Nicolas Sarkozy en 2011, le journal Le Monde écrit que l’accident est « la sanction d’un choix politique » vieux de plus de trente ans, «  celui du tout-TGV, qui a fait la fierté de la France et porté les couleurs du pays dans le monde entier ».
Malgré de nombreux aléas de la filière, le marketing LGV continue de croître pour se focaliser sur des projets plus éloquents et grandioses, à l’image de qu’à pu être le Lyon-Paris. Le TGV est encore présenté comme un transport d’avenir écologique, rejoignant les discours du capitalisme vert et des spécialistes de la gestion des risques. Grâce aux actuels discours sur le nucléaire comme énergie prétendument renouvelable [10], la dépendance à l’électricité atomique et non au pétrole rend la multiplication des LGV comme des projets d’utilité publique et nécessaires à la transition écologique, quittes à déshumidifier les zones humides et à raser ce qui se dresse sur son passage. Il règne actuellement une « écologie industrielle qui ne fabrique pas une industrie écologique mais plutôt une écologie des industries. Un réseau d’industrie vertueuse entre elles. » [11].

II Catastrophe ferroviaire et métropolitaine

Vacarme et guerre de classe

En concordance avec l’établissement de connexions européennes ferroviaires, le projet de LGV entre Bordeaux et Toulouse trouve une continuité avec celui de Paris Bordeaux. Si les nuisances de ce premier tronçon existent belles et bien, pourquoi n’existeraient-elles pas sur le second ? Les conséquences des LGV sont en effet nombreuses et la situation aux abords du Paris-Bordeaux témoignent du désastre. Un an après l’ouverture de la ligne « Océane  », les promesses sans lendemain et les répercussions du projet sur le quotidien des habitants et des espèces vivantes autours ne se sont pas fait attendre. En 2018, 2 trains sur 16 ne mettaient qu’1h48 entre les deux grandes villes, déroutant les paroles des industriels et des politiques qui jouaient toute la viabilité de ce projet sur le marketing vendeur de la grande vitesse. Tandis que les riverains, n’en peuvent plus. Plus d’une vingtaine de trains passent chaque jour de 4h à 1h du matin, et ils sont de plus en plus bruyants. «  Il y a aussi les vibrations, avec des tuiles qui bougent ou de la vaisselle, et puis aussi la vue.. » [12]. Ce n’est qu’en 2019 que l’ancienne ministre des transport Élisabeth Borne promut un budget de 22 millions d’euros pour protéger les habitations les plus impactées. Un budget plutôt serré pour faire face aux nombreuses modifications urgentes à réaliser. Quand on sait que la distance « acceptable » afin de ne pas subir le bruit sans protection acoustique est de 1500 mètres [13]. Bon nombre de maisons se situes à moins de 500 mètres, où le bruit est donc très désagréable. Les mesures des promoteurs des lignes assurent que le son ne dépasse pas le seuil légal de 65 décibels, sans tenir compte de la hauteur des remblais, des dénivelés et les fiches des constructeurs indiquant que les rames TGV atlantiques atteignent près de 92 décibels et qu’une habitation arbitrairement située à 200 mètres recevra donc 82 décibels. (A 110 décibels, on atteint le risque de surdité). De toute manière, ces protections acoustiques promises, (Peut-être d’enfermer les résidents dans des bulles insonorisées ?) les habitants n’en ont pas encore vu la couleur d’après le Comité TGV Réaction Citoyenne : « depuis cette date, rien n’a été décidé ni fait  » [14]. Les seules personnes profitant du silence d’un train sont celles qui se trouvent à l’intérieur, éloignées de la souffrance des locaux.

L’absurdité du projet va également jusqu’à devoir déplacer d’importantes conduites de gaz (qui viennent d’être construites par TIGF), dans le triangle ferroviaire prévu autour de Captieux pour un surcoût de plusieurs dizaines de millions d’euros.
Outre les non-sens des ingénieurs et les perturbations auditives pour les habitants, la suppression des gares de proximité sur le tracé des LGV signe également l’exclusion des villes secondaires et des villages qui ont donc encore beaucoup à perdre. Selon le maire de la Réole, situé à proximité du tracé, «  Les calculs sont simples. Si vous voulez qu’une ligne soit plus rapide, quelle est la solution ? C’est de retirer les petits arrêts entre ces deux villes. » [15]. La rapidité inconditionnelle de ces lignes entraînerait donc la suppression de nombreuses petites gares et donnerait la possibilité exclusive de circuler en train pour des classes aisés capables de payer un voyage en TGV. D’après une étude statistique sur les types de voyageurs en TGV, les cadres supérieurs représenteraient « 56 % des déplacements réalisés avec ce type de train (et 28 % de la population totale) contre 15,4 % pour les ménages d’employés et d’ouvriers (dont la part dans la population totale est de 31 %) » [16].

La multiplication de ces nouvelles lignes rapides montre que les populations les plus précaires et les plus dépendantes aux transports en communs ou à la voiture doivent s’adapter à la transformation destructrice de leur territoire et du pillage des ressources énergétiques pour en faire profiter d’autres. De ce fait, le fossé volontairement creusé par les aménageurs entre les bénéficiaires de la ligne, les riches, et les exclus, les pauvres, et de plus en plus proéminent [17].

L’enfer vert

On peut s’imaginer dans quel monde « durable » pourront se retrouver les habitants voisins de la future LGV, qui auront aussi à subir la construction de nouvelles lignes électriques pour subvenir aux besoins monstrueux de la ligne. La consommation d’électricité se multipliant par 2 en passant de 220 km/h à 320km/h, on se demande bien qui payera ces dépenses faramineuses d’énergie alors que la crise climatique que nous vivons aujourd’hui et la vieillesse du parc nucléaire engendrent l’arrêt de la moitié des réacteurs français et augmentent considérablement la facture pour la population. L’autre danger imminent serait les passages incessants des camions [18], acheminant des quantités astronomiques de matériaux (54 millions de m³) provenant de gravières qui réjouiront encore plus n’importes quels mortels. S’ajoutent à cela des émissions de gaz à effet de serre estimées par le Réseau Ferré de France (RFF) à 2,4 millions de tonnes de CO2. Les études menées par les opposants concluent plutôt pour un chiffre total de près de 4,5 millions de tonnes de CO2 [19]. Soit 855 millions d’allers-retours Paris-Bordeaux en train [20]. Le chantier produirait ainsi ce taux de CO2 en seulement quelques années alors que 839,5 millions d’allers-retours en train (23 trains circulent par jour en moyenne sur la ligne Paris-Bordeaux) ne pourraient en produire qu’en 100 000 ans20

Les tenanciers de la LGV ont aussi une responsabilité dans la fragmentation et la destruction effective du territoire et de sa biodiversité. Pour accueillir le passage de ces trains rapides, il est impératif d’assécher les sols en profondeur et de construire de plus grands remblais, nécessaires à la bonne stabilité du sol. « Pour les sciences physiques, la vitesse est bien une fonction du temps et de la distance. Mais pour le malheur des technocrates - qui ne semblent guère aller plus loin que leurs calculs - nous ne vivons pas dans le monde conceptuel des sciences physiques. Plus la vitesse instantanée d’un véhicule est élevée, plus grande est la résistance du milieu physique (résistance de l’air et frottements du sol), du milieu naturel (relief et terrains) et du milieu humain (réaction des riverains aux nuisances à venir) ; plus il faut de moyens pour vaincre ces résistances sauvages, pour les anéantir, plus il faudra de travail pour produire ces moyens, et pour les employer ; au bout du compte, moins la vitesse effective des passagers (le rapport entre les distances qu’ils parcourent et tout le temps consacré aux transports) sera élevée.  » [21].

À l’image des autoroutes et des architectures permettant la circulation des flux humains et des marchandises, on assiste encore à l’imposition d’une vision totalitaire sur le vivant, où les méga-structures du transport décident des conditions de circulation et de destruction de chaque forme de vie terrienne. 223 espèces et 14 sites du réseau de sites naturels Natura 2000 ont été touché par les travaux de la LGV Tours Bordeaux et la réalisation de la ligne Bordeaux-Toulouse entraînerait la destruction de plus de 6000 hectares de terres, dont 1300 hectares de terres agricoles, 3300 hectares de forêts, 370 hectares de zones humides. Presque autant de zones naturelles détruites que l’incendie de l’été 2022 à la Teste-de-Buch. Et tant pis, si parmi les espaces situés sur le tracé du projet se trouve la vallée du Ciron, haut lieu de biodiversité avec une hêtraie vieille de plus de 40 000 ans. Ce qui souhaite être laissé aux prochaines générations ne sera qu’un paysage ravagé de cultures de pins intensifs.

Détruire, Produire, Préserver

Le solutionnisme [22] de la LGV en matière de protection de l’environnement est basé sur l’idéologie en vogue de la compensation carbone, Éviter, Réduire, Compenser. Bien qu’il aurait été préférable d’éviter plutôt que de compenser le désastre, les promoteurs de la LGV s’alignent sur les mêmes politiques de bonne conscience de ces dernière années et promeuvent une industrie respectueuse de l’environnement. L’organisme public Aquitaine carbone, impulsé par Alain Rousset, est créé en 2011 à la suite de la tempête Klaus de 2009 par la région Nouvelle Aquitaine, le CNPF Nouvelle-Aquitaine, l’Office National des Forêts (aujourd’hui bras armé d’employés en dépression et suicidaires de l’industrie forestière [23], la Caisse des Dépôts et Consignation (dont on parlera un peu plus loin). Elle finance prioritairement une reforestation du massif landais [24] dont on connaît très bien la virtuosité écologique. Virtuosité mise en avant par leurs éminents partenaires Xylofutur, un pôle de compétitivité qui permettra durablement d’«  accroître la production et la récolte de bois et de biomasse » tout en intégrant « les thématiques transversales de la bioéconomie et du bas-carbone  ». En résumé, une start-up de communication marketing de la filière bois. Quant à Alliance Forêt Bois, l’une des plus grandes coopératives de bois françaises, est connue pour son farouche lobbying de la sylviculture intensive et de l’épandage abondant de glyphosates sur leurs « forêts » [25]. Ils portent également une attention particulière à leur image publique notamment lorsqu’ils font pression sur le producteur du documentaire Le temps des forêts de François Xavier-Drouet pour être retiré du film, étant mal à l’aise avec l’idée de critiquer la « mal-forestation » tout en se pavanant devant une mono-culture de pins maritimes.. » [26]. La région Nouvelle Aquitaine, également partenaire de l’organisme, côtoie sans gêne les ravageurs du vivant. Comme avec la LGV Paris Bordeaux, on peut largement supposer que le projet ne sera jamais compensé par le fond monétaire des sociétés Vinci et Eiffage, méga-constructeurs du projet, mais par des organismes comme Aquitaine Carbone, grassement subventionné d’argent publique, donc du contribuable. En France, l’aménageur (la Région, l’État) est responsable de l’efficacité de la compensation et donc de son financement. Une véritable gestion mafieuse est en cours...

Concernant la ligne Tours-Bordeaux, Le concessionnaire LISEA [27], gestionnaire privé de la LGV, décide depuis 2017 de compenser les dégâts sur les milieux naturels en finançant des projets de préservation écologique. Il semble nécessaire de faire un petit tour d’horizon de l’histoire de la compensation carbone et en quoi cela présente un danger imminent pour les années à venir avec la LGV. La compensation nous vient des États-Unis avec l’invention dans les années 60 des banques de compensation. L’idée est simple, des crédits nature sont mis sur le marché, achetés par les entreprises porteuses de projets très polluants et en retour des banques de compensation s’engagent à financer des projets de préservation de l’environnement. En 1976, la compensation est introduite dans la loi de protection de la nature et assure que chaque projet d’aménagement du territoire qui auraient de grands impacts sur la biodiversité puissent «  supprimer, réduire et, si possible, compenser les conséquences dommageables pour l’environnement ». Cette idée est longtemps boudée par les aménageurs jusque dans les années 90 avec l’adoption de multiples lois environnementales. La loi sur la biodiversité de 2016 détermine que des acteurs économiques, comme la filiale privée CDC Biodiversité de la Caisse des Dépôts et Consignation, engagent des opérations de restauration écologiques en amont de toute destruction d’écosystème, pour ensuite revendre ces « actifs » à des aménageurs en recherche de compensation. Derrière ce voile de bonne conscience, la réalité est tout autre. On sait aujourd’hui que 80 % des compensations n’atteignent pas leur objectif réel de neutralité carbone. Autre problème, la seule banque de compensation en France, la CDC Biodiversité, ne garantie la protection des écosystèmes que pendant 30 ans, mais que se passera t-il après ? Les projets de compensation seront-ils décompensés ? Il faut aussi signifier que la majorité du financement censé soutenir des projets de compensation carbone sert à principalement financer des cabinets de conseils pour expliquer aux actionnaires comment bien compenser. On finance régulièrement des experts environnementaux qui esquissent les conséquences d’un projet, souvent en les accentuant dramatiquement pour qu’au final la situation réel soit en dessous de ces prévisions et qu’il n’y est aucun besoin d’agir [28]. L’aberration de ce système va jusqu’à ce que les entreprises ne compensent que 20 % des territoires en manque de biodiversité criante et va plutôt financer des milieux où les sols sont déjà riches et/ou il existe des écosystèmes de forêts plutôt bien diversifiés. Concernant la LGV Tours-Bordeaux, LISEA, à travers sa fondation LISEA Carbone, s’engage à mettre en œuvre des mesures compensatoires de protection de 3700 hectares de terres naturelles et forestières et assure avoir trouvé « 300 sites sur le parcours aujourd’hui et 99 % des terres compensatoires » [29]. Mais rien n’a encore été concrétisé aujourd’hui et qui de toute manière pour la Sepanso, « reste insuffisant car le mal est fait. On ne compensera jamais à 100 % une telle fragmentation du territoire ». Un marketing bien mal agencé malgré la signification, plutôt culottée à vrai dire, de la présence d’« ouvrages de transparence écologique », passages permettant à la faune de traverser la LGV « en toute sécurité  » » [30].

Quand bien même nous pouvons montrer que les objectifs en manière de compensation ne sont pas assurés, ce qui nous intéresse plutôt est de savoir que la compensation carbone n’est finalement qu’un cheval de Troie, un étendard du capitalisme vert agité par les industriels pour reproduire le capital, pacifier et délégitimer les discours de ses opposants [31]. La logique fondamentale du capitalisme est ainsi conservée tout en innovant subtilement : détruire, produire, préserver. Pendant des années, la logique des industriels a été de nier le réchauffement climatique, à grand renfort d’études payés par ces mêmes entreprises. Aujourd’hui le problème climatique est si visible et documenté, qu’ils financent des études pour montrer que la compensation carbone est l’une des grandes solutions pour continuer à polluer. Alors la nature est une marchandise et on se l’échange à coup de crédits carbones en prétendant sauver la planète. Le Capital a trouvé dans la crise climatique une manière de se relégitimer, avec « l’affirmation relayée en cœur par les “vrais” économistes, néoclassiques, et par les hétérodoxes (« meilleurs économistes ») : seule l’économie, convenablement améliorée, peut nous aider à surpasser les difficultés environnementales… causées par l’économie. » [32]. L’ingéniosité capitaliste française est encore plus vicieuse en comparaison avec l’honnêteté ultra-libérale américaine qui promeut publiquement la compensation carbone comme un outil de marché. La mystique de l’État dominant largement celle du marché, les promoteurs français de la compensation insistent sur son caractère réglementaire car la qualifier publiquement d’« instrument de marché » reviendrait à disqualifier immédiatement ce dispositif. On peut aussi signifier que la compensation carbone est la négociation sans communes mesures de milieux naturels remplaçables et échangeables par d’autres dans lesquels on essayera de déplacer des espèces ou de trouver une équivalence à reproduire ailleurs [33]. En d’autre terme, la nature n’est qu’une suite de chiffres neutres pour les promoteurs adeptes des méthodes quantitatives abstraites. « Dans l’idéalité des promoteurs de la compensation écologique, l’équivalence écologique ne se discute pas, elle se calcule – et qu’il s’agisse autant de dynamique des populations d’espèces que de taux d’actualisation de services économiques n’est d’aucune conséquence. » [34].
L’histoire des territoires est également niée. Une maison habitée par plusieurs générations d’êtres humains, faites d’histoires personnelles fortes, de présences et de rapports affectifs à une forêt ; un écosystème de rivières abritant de multiples espèces de poissons ou d’écrevisses. Tous ce qui se retrouvera à proximité ou sur le tracé de la LGV n’entre dans l’équation mathématique du projet que par le biais de sa gestion. Penser reproduire un écosystème ou en trouver son équivalent est de toute manière impossible. Il a fallut 12 000 ans depuis la dernière glaciation pour que les sols d’hier soient ceux d’aujourd’hui. Pendant ce temps, les compensateurs du capitalisme se targuent de protéger le maigre reste d’Outardes Canepetière ou de Tritons palmés [35].

La métropole du train

Développer un grand axe tel que la LGV pourrait se suffire à lui-même et nous n’aurions qu’à nous satisfaire de critiquer d’uniques conséquences aux abords des chemins de fer. Néanmoins les politiques ferroviaires fonctionnent aussi de pair avec celles des métropoles qui entreprennent depuis une dizaine d’années une refondation architecturale, politique et philosophique des villes et de ses gares. Une guerre est menée aux quartiers populaires des banlieues qui voient leurs populations subir les expulsions vers les périphéries des périphéries avec l’augmentation des loyers et la liquidation du tissu social.
Comme de nombreux quartiers de gare, Belcier à Bordeaux a subit le même sort de métropolisation acerbe. Il aura suffit de dix années de démolitions du quartier populaire et de constructions pour sortir de terre le premier quartier d’affaire moderne de Bordeaux Métropole. Tous y est, banques, centre culturel, gated communities, starts-ups et restaurants healthy. Le projet immobilier Euratlantique, fierté d’Alain Juppé, a profondément métamorphosé le paysage urbain de la ville avec l’apparition de nouveaux quartiers d’immeubles toujours plus immenses et désespérants. Euratlantique entraîne l’expansion des terrains bétonnés au détriment de friches et d’espaces naturels nécessaires au refroidissement des villes et au bon vivre de la population, mais aussi celle de visions ultra-libérales qui saturent le paysage. En effet, cela empêchent toutes possibilités d’imaginer ce qu’est habiter une ville autrement. Et il est admis que chaque citadin ait à se soumettre à l’hégémonie froide du béton, à la sécurisation des quartiers et à la possession d’un compte bancaire bien fourni pour payer les loyers exorbitants de ces quartiers innovants. La nouvelle mairie « écologiste » représentée par Pierre Hurmic, n’est qu’un leurre pour verdir l’image de la ville, et ne fait absolument rien vis-à-vis des projets d’urbanisation en cours.

Image tirée du film Le quartier derrière la gare (disponible sur vimeo)

L’arrivée parallèle du circuit à grande vitesse Paris-Bordeaux en 2h planifie l’exode quotidienne de centaines d’entrepreneurs et banquiers parisiens qui fantasment d’une métropole à taille humaine et fiscalement avantageuse. Si la rapidité de la ligne a permis de faciliter l’accessibilité économique des territoires provinciaux au profit de la capitale et des capitalistes, pourquoi ne pas boucler la boucle ? Relier Bordeaux à Toulouse en 1h est la suite logique de ce bond en avant de la planification des flux métropolitains.
« Architecture ou révolution, écrivait le Corbusier. Comment éviter la révolution en occident, si ce n’est à travers la planification ? Tous les objectifs de l’architecture moderne sont anticipés ou parallèles au keynésianisme, envisagés comme cadre général de la politique économique bourgeoise. » [36].
Les puissants intérêts du béton en font de tels monstres financiers qu’il devient toujours plus urgent de fournir des structures mégalomaniaques aux décideurs des métropoles, avides de ces prouesses techno-urbaines.

L’histoire populaire des quartiers de gare n’est bientôt plus qu’un vague souvenir. A l’image des anciens abattoirs aujourd’hui disparus de Belcier, la métropole bordelaise muséifie le passé ouvrier en reproduisant les formes triangulaires des entrepôts sur les toits d’un nouvel immeuble d’habitation. La grande culture d’exception représentée par le cube mussolinien de la Maison de l’Économie Culturelle et Artistique (et qui n’a rien des caractéristiques chaleureuses dont pourrait disposer une maison), tente de remédier illusoirement à ce qu’elle a elle même participé à détruire. Ce que souhaite les grands managers de ce monde, c’est qu’on ne parle des luttes passées que dans des musées. Le déplacement d’une partie des espèces sauvages dans des lieux délimités par le projet de la LGV pour les préserver est aussi une manière de quantifier et de muséifier le territoire pour la plus grande stabilité de l’ordre établie. Ainsi se rejoignent les pratiques biopolitiques des lobbyistes ferroviaires et du projet Euratlantique, souhaitant optimiser et décider du futur de chaque forme de vie. Aussi, la légitimité dont souhaite se parer les nouvelles méga-structures institutionnelles se détermine tant bien que mal par la filiation avec les associations séculaires du vieux Belcier et essaient de faire oublier leur responsabilité dans ce saccage.

Dans cette idée de métropolisation des villes et particulièrement de la croissance des LGV qui ont à couvrir tout le territoire se déploie une vision de conquête du paysage. En effet, le territoire est vu par les aménageurs comme un ensemble de lignes à tracer, sans reliefs et sans aucune considérations vis à vis des histoires locales. Ces aménageurs tiennent leur origine dans la figure du géographe-ingénieur qui ne lie les territoires qu’au travers d’un plan dans lequel il faut opérer. « L’ingénieur est celui qui mesure ; il est aussi celui qui procède au proujet, c’est-à-dire à la reconnaissance avancée d’une place, en vue de préparer les dispositifs utiles à son siège ».37 Le premier sens du mot projet a donc un sens militaire, et l’aménageur comme l’ingénieur pensent des tactiques pour tromper l’ennemi. Il s’agit aussi de dominer les territoires pour les assujettir à la circulation du capital en les cartographiant. «  La cartographie, dès son origine impériale, aura été conçue comme un outil de colonisation, une manière d’écrire le récit d’une conquête où le civilisé s’empare de territoires soi-disant « vides » mais qu’il s’agit en fait toujours de « vider », car ils sont peuplés. » [37]

Les LGV font des territoires un gruyère dans lequel chaque village, chaque petite gare et peuple sont écrasés. Elles transforment l’homme qui était un voyageur en un « paquet vivant » qui ne possède aucun sens «  assez développé de la beauté  » puisque le paysage traversé n’est qu’une suite d’arrêt fonctionnels, d’images de carte postale ou bien de longs déserts agricoles et citadins.

Que faire ?

Au XIXe siècle, le philosophe et critique d’art anglais John Ruskin disait déjà que le système ferroviaire est destiné à des gens « qui sont toujours pressés et donc ne peuvent rien apprécier. Aucune personne qui pourrait l’éviter d’une manière ou d’une autre ne voyagerait de cette façon. Elle prendrait le temps de voyager à son aise par les collines et entre les haies, et non à travers des tunnels et des remblais. » [38]. Peut-être il y a t-il un regard critique à porter sur la société ferroviaire dans son ensemble et à repenser radicalement nos manière de voyager ? Peut-être il y a t-il une insuffisance théorique quand on tombe dans le discours de la défense des petites gares par exemple ? Ce discours qui tente de se mettre au niveau de celui des industriels pour ne pas risquer de délégitimer la lutte auprès de l’opinion publique ? Car proposer des alternatives à la LGV en proposant une autre économie, fut elle sociale et solidaire qu’on aime à penser, ne perpétuerait-il pas le désastre productiviste par la multiplication des trains régionaux et des réseaux locaux ? Il est nécessaire de comprendre que s’opposer à la LGV est aussi de s’opposer à son monde : à l’extraction minière et des énergies fossiles qui aident à produire les infrastructures ferroviaires, et dont on en connaît les aspects funestes. Aux écrasements successifs des singularités paysagères dont on en a vu les méfaits. Au vacarme infini des flux de trains de voyage et de marchandise (à grande vitesse ou non), qui n’en finissent plus de saturer l’espace sonore et visuel. Ne serait-ce pas aussi le moment de renouer avec notre âme ancestral de voyageur ? Qui aime quelques fois à s’arrêter écouter la nature qu’elle traverse, à patienter entre amis dans une auberge le temps d’un orage ou à simplement être légèrement invitée à marcher sans destinations précises ? Après avoir démantelé les fondements de la LGV, c’est tout un monde économique du voyage et du transport qui est également à destituer. Nombreuses sont les luttes qui peuvent nous inspirer (Dans le Val de Susa contre la Ligne Lyon-Turin ou au Mexique contre le train Maya) et le nombre de cibles (promotteurs, actionnaires, entreprises du BTP) à attaquer.

Notes

[4A la rigueur, il peut y avoir une gare de plus entre le A et le B comme sur la ligne de Paris-Bordeaux qui dessert Tours et Angoulême

[5Voir quartier Belcier à Bordeaux mais aussi Paris, Vienne, Londres etc...

[7Entreprise empêtrée dans des affaires de corruption et de conflits d’intérêts. Conflits d’intérêt avec un certain Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Elysée, aidant Bouygues Telecom à se désengager de la multinationale. https://www.mediapart.fr/journal/france/200418/les-non-dits-d-emmanuel-macron-dans-l-affaire-alstom

[8Citation de Roger Tallon

[9En 20 ans, ce sont près de 9 accidents qui auront lieu tout au long de l’expansion des LGV. Le transport le « plus sûr »n’en ai néanmoins pas exempte de la catastrophe, où les accidents les plus meurtriers seront les plus récents...

[10Voir macron discours sur le nucléaire et Bure

[17Voir paragraphe L’imaginaire de la grande vitesse au service des métropole https://www.terrestres.org/2022/07/08/plus-vite-plus-cher-a-quoi-ca-sert/

[185 millions de rotations de camions au total. Rapport de la commission d’enquête GPSO 2015, Grand Projet ferroviaire Sud-Ouest.

[19« Un projet absurde » : dans le Sud-Ouest, les opposants aux LGV repartent au combat », Reporterre, 3 mai 2022.

[201 tonne de CO2 est égale à 190 allers-retours Paris-Bordeaux en train. https://www.consoglobe.com/represente-tonne-c02-4127-cg

[21Alliance pour l’opposition à toutes les nuisances www.bldd.fr/ProductDocumentation/9782910386085_0.pdf

[25Voir le livre Main basse sur nos forêts de Gaspard d’Allens

[31Stratégie contre-insurrectionnelle bien vaine quand on voit la liste de projets inutiles contestés par la population, de la ZAD victorieuse de NDDL au mouvement NO TAV de la vallée de Susa italienne

[33Des espèces souvent très iconiques et qui ne représentent qu’une part minimale de l’écosystème

[36Extrait de Paysages réactionnaires de Federico Ferrari

[37Extrait de Être Forêt de Jean Baptiste Vidalou

[38John Ruskin

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