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Discussion avec Michel Kokoreff, auteur de « La diagonale de la rage »


Michel Kokoreff est sociologue et professeur à Paris VIII. Après avoir travaillé sur la question de la drogue puis sur la politisation dans les banlieues, il s’intéresse depuis aux nouvelles formes de mobilisation et d’expression de la colère, principalement celles en quête d’autonomie, qui sortent des cadres traditionnels et institutionnels.

Il a fait paraître Violences policières : Généalogie d’une violence d’État, en 2020, La diagonale de la rage. Une histoire de la contestation sociale en France. De 1968 à nos jours, en 2021 et Spectres de l’ultra-gauche. L’État, les révolutions et nous, en 2022. Voici ses propos, lorsqu’il était passé à Bordeaux présenter un de ses livres, et réactualisés par ses soins récemment :

 

 
- Bonjour Michel Kokoreff. Votre livre s’appelle : La diagonale de la rage. Revenons sur ce titre. Une diagonale, c’est ce qui sert à prendre un biais, un chemin de traverse, c’est ce qui permet d’aborder ce qui est rarement abordé. Dans votre livre, vous parlez des banlieues, des mouvements de la jeunesse en général, des groupes autonomes s’organisant en marge des partis et des syndicats, et enfin, des gens vivants en périphérie, qui se retrouvent sur les ronds-points. Ensuite, la rage, qui est l’état mental au summum de la colère, c’est peut-être ce qui différencie le révolutionnaire du réformiste. Expliquez-nous le choix de ce titre ?

- Je pense que nous avons vécu au moins depuis fin 2015 une période de mobilisations très intense, aussi bien marquée par la rage, la colère, le dégoût, que par la joie et l’enthousiasme. Ces affects sont indissociables et fondamentaux à prendre en compte dans l’analyse, on y reviendra. De la mobilisation contre la loi Travail qui débouche sur Nuit Debout, en 2016, puis du mouvement des ingouvernables en 2017, avant et juste après les élections présidentielles, du mouvement social de 2018 contre la réforme des retraites, Parcours Sup, à la victoire et à l’expulsion de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, l’occupation des lycées et des universités, jusqu’aux Gilets Jaunes, et passé le confinement de la rage avec la Covid, ça ne s’est jamais arrêté...

Au fond, je n’ai cessé d’être rattrapé par mon objet : les formes de contestation et de politisation émergentes. À chaque fois, on annonçait un échec, et pourtant, ça continuait ou repartait. Un nouveau mouvement, de nouveaux foyers et lieux de luttes apparaissaient. Ma thèse est donc que l’on a assisté à une séquence de contestation quasi-insurrectionnelle permanente pendant plusieurs années, dont on n’est toujours pas sorti en 2023. C’est quand même un événement qui mérite d’être considéré en tant que tel, plutôt que de le découper en rondelles et de perdre de vue sa puissance propre.

Il y a une certaine continuité dans cette séquence dont il me paraissait important de faire la généalogie, au sens de Michel Foucault : de faire une « histoire du présent ». Je fais commencer celle-ci après 68, au début des années 70. De façon générale, il se produit du tournant majeur avec le coup d’État au Chili du général Pinochet, soutenu par CIA, qui met fin aux régimes socialo-communistes dans la zone d’influence américaine, suivi du premier choc pétrolier qui provoque une crise économique mondiale. On est toujours dans cette période inaugurée par ce tournant qui inaugure les sociétés néo-libérales autoritaires, comme l’a montré Grégoire Chamayou.

Plus particulièrement en France, c’est aussi en ce début des années 1970 que débute une vague de crimes racistes (entre 71 et 73, il y a 300 personnes algériennes qui meurent pour beaucoup suite à des altercations avec la police). C’est ça la diagonale. De cette vague raciste jusqu’à l’assassinat d’Adama Traoré, en 2016, en passant par la Marche pour l’égalité et contre le racisme, en 1983, la mort de Malek Oussekine, en 1986, on assiste à un même processus qui gagne en puissance et en visibilité de façon intermittente (up and down). Sauf que pendant 20 ans, on n’en a pas parlé. On n’a pas compté les morts qu’il y a eu dans les quartiers. On ne s’est pas intéressé aux nouvelles méthodes de maintien de l’ordre qui étaient mises en place. On ne s’est pas du tout intéressé à la façon dont déjà les BAC venaient en appoint des CRS notamment dans les manifestations, après les constats d’échecs du maintien de l’ordre lors des émeutes de 2007 à Villiers-Le-Bel. Je ne veux pas dire que tout est lié, mais qu’il y a continuité, extension, de dispositifs expérimentés dans les périphéries urbaines puis généralisés dans les centres des métropoles, comme l’a bien montré Mathieu Rigouste, qui en remonte au temps de la colonisation et des guerres d’indépendance à juste titre. On a vu ce que ça a donné à partir de 2014 et la mort de Rémi Fraisse, et depuis 2016 jusqu’à aujourd’hui avec les BRAVs (ex-« voltigeurs » à l’origine de la mort d’Oussekine), avec une espèce chaos du maintien de l’ordre ou de force du désordre qui a provoqué nombre de blessés, de mains arrachées, d’éborgnés, de vies brisées...

Une caractéristique de cette diagonale, c’est la quête de l’autonomie politique. C’est le fait que dans les banlieues, comme dans les Gilets Jaunes, dans les ZAD, lors des Nuits Debout, il y a une défiance à l’égard des partis, des syndicats et de toute forme de représentations politiques et sociales, y compris de partis extra-parlementaires, comme le NPA. Je reviens longuement dans La diagonale sur le MIB (Mouvement Immigration Banlieues), qui a une importance considérable dans la façon dont les familles et les habitants des quartiers populaires ont réagi aux violences policières qui s’accumulaient années après années, qui à chaque fois provoquaient des révoltes urbaines et ouvraient sur une longue séquence de bagarre juridique pour faire valoir ses droits. Des autonomes au MIB jusqu’à la génération du Comité Invisible, il y a, me semble-t-il, une continuité, ou pour utiliser un concept de Bourdieu, une homologie de positions. Nous sommes dans une situation aujourd’hui ou jamais la défiance à l’égard de la classe politique n’a été aussi forte et où, dans le même temps, émergent des formes d’auto-organisation, d’expérimentation, fragiles peut-être, mais résolument situées hors des organisations traditionnelles (partis, syndicats, associations type SOS Racisme, etc.) et de leurs manières de faire (bureaucratiques, verticales, peu démocratiques) ; et cela, autour de voix fortes, de figures charismatiques.

Ma démarche est donc de prendre du recul pour lutter contre le présentisme que le confinement n’a fait que renforcer. Conjurer l’oubli, l’amnésie collective, et restituer des lignes de transformation. La diagonale est une référence à Foucault, qui parlait de la « diagonalisation de l’actualité ». Qu’y a-t-il de commun entre les mouvements des travailleurs arabes et les autonomes des années 1970, les marcheurs et les squatteurs des années 1980, les militants des cités de la génération du MIB des années 1990, les occupants des ZAD et des places dans les années 2000 ? Voilà la question de recherche et politique qui m’intéresse. Et dans la période récente, ce n’est pas seulement la simultanéité des mouvements ou révoltes qui importe ; c’est ce qu’ils partagent politiquement : une quête d’autonomie politique, l’auto-organisation, la critique de la démocratie représentative, de la hiérarchie et des « petits chefs ».

 
- Dans ton introduction, tu ne te cantonnes pas à la France, tu parles d’une globalisation des révoltes. Cette globalisation des révoltes apparaît alors même que le système capitaliste s’évertue à nous faire croire qu’aucun autre système n’est possible, que bien peu de choses peuvent être changées. Comme se fait-il que ce fatalisme soit mis en difficulté partout sur le globe ?

- Le raisonnement, c’est : les mêmes causes produisent les mêmes effets. On nous le répète assez, on vit à l’ère globale : marché global, ville globale, culture globale, environnement global, qui écrasent tout et produisent une sorte de catastrophe permanente. La caractéristique de ce monde globalisé, c’est un capitalisme effréné, un productivisme illimité, la fuite en avant des plus riches pensant échapper au pire qu’ils réservent aux pauvres. Or, c’est un acquis des luttes depuis la fin des années 1990, le mot capitalisme a cessé d’être un tabou, il est revenu en force dans la critique sociale, des centaines de milliers de gens, en France, au Chili, au Venezuela, aux États-Unis et dans bien d’autres pays, se sont remis à scander des slogans anti-capitalistes.

L’exacerbation des logiques capitalistiques avec ce qu’elles impliquent en termes d’oppressions de classe, de race et de genre, de creusement et de démultiplication des inégalités sociales, cela produit des soulèvements populaires gigantesques, de la révolte, de l’insurrection, de l’émeute. Les mêmes causes semblent produire les mêmes effets partout, sous nos yeux. Il y avait un très beau slogan en 2019 au Liban : « la rage des peuples » faisant écho à la rage populaire des gilets jaunes, à celle des soignants, ou encore à celle des féministes dites radicales (« On se lève et on se casse ! »). Je dirais qu’on retrouve un peu partout dans le monde des gens qui ont la rage. Rien à avoir avec le nihilisme, ni l’idéalisation d’une violence gratuite. La rage est une capacité d’action à l’opposé de la plainte ou du burn-out dans lesquels le système voudrait nous écraser. Donc les mêmes causes produisent les mêmes affects partout : c’est trop, ras-le-bol ! Bien sûr avec des formes différentes, dans des contextes nationaux ou régionaux différents, mais un événement déclencheur commun. Souvent, la colère part d’un détail. C’est l’augmentation du ticket de métro, du kilo de farine, du gasoil, des taxes… C’est cet élément déclencheur qui conduit à des mouvements massifs et importants.

 
- Tu l’as dit, la politique, au sens institutionnel du terme, ne semble plus être si porteuse d’espoir. Par contre, ce n’est pas le cas du politique. Tu élabores l’hypothèse que nous assistons à un triple processus de recomposition politique. Est-ce que tu peux nous les présenter ?

- Je suis obsédé par cette idée que non, nous ne sommes pas dans la dépolitisation ; non, Thatcher n’avait pas raison quand elle dit dans les années 1980 qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme ; non, l’abstention, ce n’est pas le rejet de la politique, mais celui de l’offre faite aux électeurs, etc. À partir d’observations – teintées de convictions profondes aussi – j’ai essayé de creuser cette hypothèse d’une recomposition politique ou d’une repolitisation par le bas, à l’écart des partis, des syndicats, des formes instituées dans le cadre d’enquêtes de terrain dans les cités depuis les années 2000 que les émeutes de 2005 ont remis au goût du jour. L’hypothèse que je propose au début de La diagonale de la rage, c’est que l’on a assisté ces dernières années à une triple recomposition.

Premièrement, une recomposition des formes d’action : les cortèges de tête, le Black bloc, avec des tactiques beaucoup plus offensives et disséminées (fonctionnement en réseaux, binômes, trinômes) ; et puis il y a les médias sociaux, on pourrait dire une mutation décisive du régime de visibilité. Parce qu’effectivement, ce qui change tout aujourd’hui, ce n’est pas le racisme, c’est le fait qu’il soit filmé, comme le disait l’acteur Will Smith ; ce ne sont pas les violences policières, c’est le fait qu’elles soient filmées et commentées ; ce n’est pas que la police tue des Arabes et des Noirs, c’est que l’on sort de l’indifférence et que l’on en parle. La viralité de la vidéo du jeune Nahel a été fulgurante à cet égard en juin 2023. Donc ça, c’est la première dimension évidente, me semble-t-il. Il faut vraiment être aveugle pour ne pas la voir, si j’ose dire... Ou être sociologue peut-être !

Deuxièmement, une recomposition discursive, du discours. C’est-à-dire que, toujours depuis le XIXᵉ siècle, les révolutions sont accompagnées d’une importante production de textes, de brochures, de livres. On pourrait en citer de nombreux, à commencer par le Manifeste du Parti Communiste. Cela a été vrai par la suite, jusque dans les années 1960, avec le groupe Socialisme ou Barbarie et les situationnistes. Je distingue trois strates dans cette nouvelle formation discursive, pour emprunter à Foucault encore. D’abord, on redécouvre des auteurs, comme Deleuze ou Foucault, mis au purgatoire universitaire en France. On fait des croisements inédits, contre-intuitifs, entre Marx et Foucault par exemple. On voit comment, tout d’un coup, il y a une espèce de vitalité dans la redécouverte de philosophes qui servent de boîte à outils pour comprendre le temps présent. Mais ce qui me semble surtout caractéristique de cette recomposition discursive, c’est ensuite qu’elle se produit hors de l’université, hors du milieu académique, qui sont accusés, à mon avis très justement, d’être un pilier du système, de perdre la force critique des savoirs pour les rendre opérationnels. Ce sont les militants eux-mêmes, ce sont des gens qui sont en dehors de l’université qui écrivent. C’est cette recomposition discursive qui fait que les tables de librairie sont pleines d’excellents ouvrages accessibles à un large public et qu’on a l’impression que l’on n’a jamais autant écrit sur les féminismes, l’écologie, les mouvements sociaux, la redécouverte des anarchistes, telle ou telle figure intellectuelle et politique (Louise Michel, Emma Goldman, Krotopkine, Bookchine, etc.). Enfin, il y a la production discursive des médias indépendants, on line, de Lundimatin et Paris-Luttes-Info à Basta ! et bien d’autres encore, qui multiplient analyses, observations, critiques internes, textes, photos et vidéos qui donnent du sens à l’événement dans le partage. On dira, c’est du discours. Mais le discours ne s’oppose pas à l’action. On sent bien que ça s’articule. C’est ça qui est intéressant, à mon sens.

Et puis, il y a un troisième niveau à analyser, c’est la recomposition des échelles, notamment entre le local, le national et l’international. La porosité des frontières entre ces trois niveaux est particulièrement prononcée. Reprenons pour exemple, le cas de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, tout à fait significatif. C’est à la fois une lutte qui a un ancrage local extrêmement important, puisque cette lutte date depuis les années 70 avec des agriculteurs et des militants locaux. On sait que Nantes est une pépinière en la matière, et pas simplement un eldorado de l’autonomie. Donc c’est à la fois très local, mais en même temps, il y a un soutien national et international qui répercute et qui résonne sur le local, lui donne toute sa puissance. Et on retrouve les deux autres niveaux : des formes d’action inédites qui sont complètement liées et débordent les pouvoirs publics en lien avec des formes de vie. Il fallait la défendre, la zone, que ce soit en 2012 ou en 2018. Et puis il y a cette recomposition discursive. Notamment, on pourrait citer les livres de Mauvaise Troupe, un collectif qui écrit sur la constellation révolutionnaire du XXIᵉ siècle, sur la ZAD, et qui sont eux-mêmes, en tant qu’acteurs, les penseurs d’un mouvement. Il ne s’agit pas d’idéaliser ce territoire, mais d’y voir une situation emblématique de cette triple recomposition et des circulations qui s’opèrent entre actions, discours et échelles.

 
- Les années 80-90 marquent l’avènement d’un capitalisme décomplexé et une longue période de désillusions pour les forces révolutionnaires. Il faut attendre les grèves de 95, les révoltes urbaines de 2005 et le mouvement anti-CPE de 2006 pour voir réapparaître une contestation conséquente. Nous, acteurs des mobilisations récentes, sommes les héritiers de ces luttes. Or, puisqu’elles commencent à dater, nombre d’entre nous les connaissent finalement assez peu. Est-ce en quelques phrases, tu pourrais revenir sur chacun de ces trois moments afin que l’on cerne mieux le contexte, mais aussi les enjeux de ces contestations ?

- Ce n’est pas une petite question ! Mais essayons. 95, c’est une date importante parce qu’à travers la réforme des retraites du gouvernement Juppé, c’est une politique thatchérienne qui est engagée en France. Celle-ci consiste non seulement à s’attaquer aux acquis sociaux, mais aussi aux syndicats pour instaurer des contre-réformes libérales du travail, des services publics, etc. Une partie de l’économie est bloquée pendant un mois. À Paris, il n’y a plus de métro, plus de transports, des embouteillages monstrueux, les gens marchent, prennent leur vélo, se remettent à se parler. Et il y a une génération qui se socialise politiquement. On va les retrouver un peu plus tard avec des associations, par exemple, comme le DAL, comme AC le chômage.

Le résultat est double au plan politique : d’un côté, le projet de réforme des retraites est retiré ; de l’autre, la deuxième gauche éclate, avec un front réformiste (proche de la CFDT, des réseaux de la fondation Saint-Simon, d’Esprit) et une « gauche de la gauche » beaucoup plus radicale dont émergeront le DAL, le mouvement des chômeurs, nombre de nouvelles maisons éditions (Agone, Amsterdam, La Dispute, Le Croquant, etc.) et une petite bande de jeunes qui créent une revue illisible Tiqqun (1999-2001), avant de publier L’appel (2004, réédité en 2023) et L’insurrection qui vient (2007), devenant un repère central pour toute une jeunesse engagée…

Si on reconnaît un arbre à ses fruits, ou une vigne à ses grappes, l’effet 1995, c’est 2006, dix ans plus tard ; et 2006, c’est la suite de 2005. Les émeutes de 2005 partent de Clichy-sous-Bois et de la mort dans un transformateur électrique de Zyed Benna et Bouna Traoré, 14 et 16 ans. Elles se développent dans près de 200 villes. Elles durent en tout trois semaines, malgré le rétablissement de sinistre mémoire de l’état d’urgence, qui avait été instauré en 1955, en pleine guerre d’Algérie. Une fois l’ordre rétabli, le Premier ministre de l’époque, Dominique de Villepin, préconise des mesures sur l’emploi des jeunes employables (le fameux CPE). Elles visent implicitement plutôt des lycéens et étudiants de classes moyennes, pas des jeunes des milieux populaires, encore moins émeutiers. Erreur de casting. C’est précisément cette jeunesse de classe moyenne déclassée qui se retrouve dans la rue contre le CPE, alors que pendant les émeutes de 2005, elle était aux abonnés absents. Les émeutiers étaient bien seuls. « Oui, la violence ce n’est pas une solution », disaient mes étudiants de Paris 5… Mais il n’y avait personne pour les soutenir, ni les partis politiques, ni éventuellement cette jeunesse-là, qui pouvait y voir une forme d’action non-légitime. On voit donc le paradoxe : la réponse aux émeutes met dans la rue une autre catégorie de jeunes qui, par ailleurs, est en décalage avec celle qui est confrontée aux violences policières, aux contrôles au faciès, qui galère dans les halls des cités, peine à réussir à l’école, rejette les stages bidons et les emplois de merde, ne possède pas une culture de la manif…

On peut analyser aussi l’importance de ce mouvement anti-CPE qui, comme souvent depuis ses 40 dernières années, a une géographie large. Loin d’être exclusivement parisien, il a un fort impact dans des villes universitaires, comme Rennes, Nantes, Bordeaux... Il y a là une géographie de la contestation qui n’est pas celle de l’émeute. Dans ces villes, la pression de la rue et le nombre fonctionnent. Si on raisonne en termes de défaites et de victoires, c’est la dernière victoire du mouvement social – après 1995. Mais on peut dire aussi que de la même manière qu’en 95, c’est l’émergence d’une génération politique. Et c’est peut-être pour ça que c’est utile d’avoir une sorte de mémoire des luttes ou de l’histoire continue pour souligner que ce que vit la génération de 2016 et bien, la génération de 2006 l’a vécu dans des termes au fond, non identiques, mais assez proches.

 

 
- C’est aussi durant ce laps de temps que vont s’élaborer de nouvelles pensées politiques. Vous rappelez que la revue Tiqqun, organe du Parti imaginaire, L’Appel et l’Insurrection qui vient du Comité Invisible apparaissent durant cette décennie. Beaucoup de mythes entourent l’apparition de ces textes. Est-ce possible de nous présenter ce qu’apportent ces différents livres ?

- Là encore, je vais résumer, sans rentrer dans la mythologie, les fantasmes ou les rumeurs sur « l’ultra-gauche ». Cette mouvance dite « appelliste » est difficile à qualifier et à situer idéologiquement, politiquement, intellectuellement, parce qu’elle s’inspire de nombreux courants qui vont de Blanqui et des Communards à Debord et aux situationnistes jusqu’à l’autonomie italienne, une relecture de Deleuze, Guattari ou Lyotard, parmi d’autres philosophes comme Agamben ou Rancière… Cette mouvance privilégie une espèce de politique de l’invisible, de l’anonymat, afin d’échapper au pouvoir, mais aussi pour prôner une sorte de désubjectivation des identités. Ce n’est pas le sujet qui est important, ce que l’on est socialement, avec tout ce jeu des assignations imposées par le haut, par l’éducation, la socialisation, la sociologie aussi… Non, ce qui compte, c’est la subjectivité collective, le désir de faire collectif, de « faire commune » – grand thème de la fin de L’insurrection… Ce faisant, le Comité Invisible renoue avec tout un tas de débats en Italie dans les années 1970, qui est aussi un élément de l’histoire sociale, politique, contemporaine tout à fait important. Il y a la critique de la société du spectacle qui fait de nous des zombis, des « blooms » sans qualité, absents à nous-mêmes, la question de la violence comme moyens et fins, du sabotage. Mais il y a aussi la résistance à la dissociation : comment rendre indissociables gestes politiques et formes de vie. Car il ne suffit pas d’être contre ceci ou cela, pour adopter une posture de radicalité ou d’indignation derrière ses écrans ; il faut aussi mettre en pratique ses idées, les vivre, les expérimenter, souvent dans la précarité, mais dans la joie, l’ivresse du nous. On y revient.

Il y a une sorte de restitution d’une dimension existentielle des luttes. Franchement, pour les plus anciens, ce n’était vraiment pas le cas. Ce n’était vraiment pas fun. Dans les années 1970, il y avait bien quelques sous-courants joyeux comme certains groupes féministes, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), les « maos désirants » issus de la Gauche prolétarienne (GP) à l’origine du journal Libération, mais c’était plutôt l’ascétisme qui dominait l’extrême-gauche du début des années 70, avec une forte division sexuelle du travail militant. Il y a eu certes les effets d’une immense libération sexuelle des normes héritées du XIXè siècle qui cadenassaient la société, le slogan féministe célèbre « le privé, c’est politique ». Mais tout cela a mal fini : dépression, burn-out, suicides, héroïnomanie. La réaction est revenue en force, une forte tendance au recentrage, au repli sur soi, a traversé la société française.

Pour en revenir au Comité invisible, au mouvement des ZADs, dans le même temps où sont prônés l’insurrection, le sabotage, le blocage, les manifs sauvages, on retourne habiter à la campagne, dans des villages, vivre de circuits courts, on expérimente des relations non médiatisées par l’argent mais basées sur le troc, l’échange de services, de produits alimentaires, caractérisées par l’horizontalité et l’égalité. Ce qui ne signifie pas que l’on soit pas rattrapé, notamment dans les rapports hommes/femmes, par la verticalité des rapports de domination… Néanmoins, il y a eu un désir de continuité entre l’action et la vie, tout simplement, avec une forte dimension générationnelle.

L’Insurrection qui vient a eu un énorme succès. Il a été vendu à plus de 100 000 exemplaires, sans parler des copies, de l’accès libre sur Internet en plein boum. C’est un petit livre pas cher, mais quand même, 100 000, il y en a peu de livres dans cette catégorie qui ont connu un tel succès. Et évidemment, ce ne sont pas d’abord les gens de mon âge qui sont touchés, c’est plutôt la nouvelle génération pour laquelle c’est le Manifeste du Parti communiste ou le Manifeste du surréalisme, pour prendre des exemples historiques marquants. Par exemple, j’ai un étudiant de Master qui m’a expliqué comment il est passé sans transition du Manifeste de Marx et Engels à L’insurrection qui vient

Qu’est-ce qu’on y trouve ? Une critique radicale du monde social, un style direct, incisif, provocateur, drôle : on va retrouver très vite cette marque de fabrique, un certain nombre de punchline, aussi bien dans la littérature des lycéens en lutte ou des textes ici ou là, que dans les tags qui recouvrent les murs de la ville en colère. Cela renoue avec toute une tradition des situationnistes et la dépasse. Exemple pour en revenir au début : « sous les pavés, la rage » ; ou encore : « En fait, on n’aurait jamais dû dissocier rage et politique. Sans la première, la seconde se perd en discours ; sans la seconde, la première s’épuise en hurlements » (p. 100). J’aurais tendance à relier cette dimension générationnelle avec un style à la fois d’une grande fraîcheur et en même temps mordant qui peut toucher diverses générations, comme la mienne.

Debord et Les situationnistes disaient que les idées les intéressaient dans la mesure où elles étaient dangereuses et qu’elles bousculaient. Ce n’est pas exactement la formule, mais c’est un peu l’idée. Dans les textes du Comité invisible, il y a un style incisif, comme il y a des tags incisifs qui trouent l’espace lisse de la communication, de la publicité, du marketing. Et voilà ce qui fait que ça parle à des gens qui n’ont pas forcément bac plus dix, une licence de philo – même si on pu reprocher aux auteurs anonymes de multiplier les références, non sans un certain élitisme. Je suis peut-être mal placé pour en juger, mais je trouve cette critique un peu injuste. Car la force de ce petit livre a été de toucher une génération en parlant un langage et faisant référence à une expérience qui lui soit immédiatement sensible, avec une ironie mordante, et même, une dimension prophétique. Voilà la clé, à mon sens, de l’influence de cette mouvance par ailleurs très décriée dans d’autres mouvances, autonomes, antifa ; une clé dont, bien entendu, elle n’a pas le monopole et que l’on retrouve ailleurs, sans mythifier ce groupe.

 

 
- Tu l’as dit, 2016, c’est une année charnière dans la chronologie des luttes avec le mouvement contre la loi Travail, l’apparition de ce qu’on appelle le cortège de tête, Nuit debout, etc. Plus que jamais, la désaffection des partis et des syndicats s’exprime, et des modes d’organisation nouveaux voient le jour. Plus généralement, tu parles d’une transformation profonde de la forme manifestation et d’une montée en puissance de la forme occupation. Est-ce que tu peux nous en parler ?

- Que la manifestation ait vraiment changé dans ses formes, dans son déroulement, dans sa répression, je pense que c’est une évidence partagée, un fait d’expérience. Alors évidemment, puisque je parlais de générations, la mienne donne du recul : j’ai commencé à manifester en 1973, j’avais 14 ans ! Malgré tout, on n’a pas besoin, me semble-t-il, de cette ancienneté pour observer les transformations spectaculaires de la forme-manifestation de rue. Les manifestations contre la loi travail, est-ce que c’était encore des manifestations, avec des flics partout, devant, sur les côtés, au milieu, segmentant les cortèges, lâchant les gaz lacrymogènes et les balles de LBD, sans raison apparente, sous le regard des photographes et l’aide des street medics ? Et les actes des gilets jaunes ? On a changé de monde et de modalités. Donc il s’agit d’analyser un peu ça dans mon livre à partir d’observations de terrain.

Un point clé est de comprendre l’interaction entre la mobilisation et les pratiques des forces de l’ordre. À partir de 2016, on voit de nouvelles pratiques qui consistent à segmenter les manifestations et à encadrer les manifestations, à faire un usage immodéré et complètement incontrôlé des gaz lacrymogènes, des grenades de désencerclement et des armes à létalité réduite. Enfin, on remarque une stratégie qui consiste à aller au contact, à passer d’une stratégie préventive (éviter le désordre) à une stratégie offensive (le produire). Et sous l’inspiration de qui ? Et bien notamment de votre ancien préfet de Bordeaux ! Si Lallement a été nommé à une place qu’occupait il y a quelques décennies Maurice Papon, à la tête de la Préfecture de police de Paris, cet « État dans l’État », c’est bien parce qu’il avait été très bien noté à Bordeaux au début des Gilets jaunes. La répression, vous l’avez vécue dans vos corps, très directement ; nous l’avons tous et toutes vécue dans nos corps. Face au seuil de violence qui a subitement monté de plusieurs crans, on a vu se développer des pratiques d’auto-défense (se protéger, se masquer, se munir de matériel médical de base, etc.) et des actions plus offensives (dépaver, brûler, casser, tirer au mortier, etc.). L’asymétrie entre forces de l’ordre et manifestants n’en demeure pas moins ! Mais c’est quand même une escalade que certain.es ont payé cher dans leurs corps, du fait de la répression, des interpellations, gardes à vue, condamnations, traumatismes. Une escalade qui a elle-même provoqué des tactiques adaptatives, je dirais, une réflexion, une intelligence collective, sans jouer au héros, entériner une espèce de vision sacrificielle du militant et de la violence de rue, ou envoyer les petits soldats au casse-pipe…

Donc bon, on s’arrange, on s’adapte, on utilise des masques, on change de vêtements pour devenir non-reconnaissable, on apprend à courir, on utilise le sérum phy, on distribue les rôles aux uns et aux autres, on appelle les street medic en cas de malaise, de blessures, etc. L’apparition des street medic en dit long sur le niveau de violence qui a été atteint. J’ai des collègues que je pourrais citer, qui s’appellent Fabien Jobard et Olivier Fillieule, qui sont des spécialistes de la police en France et qui disent en gros : « non, on ne peut pas parler de violence inouïe, parce qu’on dirait quoi en Chine ? » Ils parlent de « brutalisation ». Je suis désolé, mais non. On a vraiment dépassé un seuil. Il y a des antécédents historiques, comme en 1962, en 1968, en 1979, mais ne pas admettre cet effet de seuil frise le déni et interroge. De plus, toute cette répression prenant la forme d’une militarisation du maintien de l’ordre a eu un impact politique : ça dissuade, ça fait peur, on a moins envie, voire, on n’a plus envie d’aller manifester, de prendre de tels risques, d’être dans cette ambiance de guerre imposée par le pouvoir en place. Des « manifs traîne-savates », devenues un peu chiantes, on est donc passé à des nasses mobiles, sinon à des scènes de guerre, du moins propulsées dans un imaginaire de la guerre.

Après, d’autres aspects entrent en jeu dans les transformations des manifestations pour ne pas sortir de la dimension sensible, du corps. C’est par exemple la batucada, la place de la musique vivante. En fait, on n’aurait jamais dû dissocier le politique et le festif... Dans le même temps d’une élévation du niveau de violence et de tension, qui est parfois extrême, où l’on se dit qu’on va crever, étouffer, que ça pisse le sang…, il y a les street medic qui interviennent, rassurent, font les premiers soins, organisent la sortie, il y a les journalistes aussi, qui bataillent pour filmer, suivent ce qui se passe par leur live, et puis il y a la fanfare invisible, il y a des groupes de musique vivante, acoustique ou électrique. Ces groupes se sont multipliés depuis 2016. Ce n’est plus la manif où on défile derrière des sonos qui déversent du son à fond. L’ambiance n’est pas exactement la même. Suite à des moments de grande tension et d’inquiétude, elle baisse : on chante, on crie, on danse, on se sourit, content d’être là. Alors sans doute que la pointe extrême des métamorphoses de la forme-manif, ce furent les premiers actes des gilets jaunes, quasi-insurrectionnels, et puis la première année, avant que le reflux se fasse. Parce que là, il n’y avait plus de déclarations, de cortèges, d’itinéraires déjà pour trouver le lieu. Même retrouver le point de départ, c’était compliqué, mais après ? Ou alors, c’était une manif sauvage de 10 h du matin à 7 h du soir, en fonction des charges, de la façon dont se déroulaient les choses, cela n’en demeurait pas moins revendicatif, subversif, festif. Là où, via BFM et les chaînes de désinformation continue, on a vu que violence, casse et casseurs, ce qui m’a frappé pour avoir suivi tout ça de très près, c’est plutôt l’intelligence collective. Dans quelle mesure elle a été capitalisée ? C’est la question.

Ce qui est intéressant, c’est de se rendre compte qu’à partir de 2019, d’une part avec le mouvement contre la réforme des retraites et d’autre part, lors des manifestations contre le projet de loi sur la sécurité globale et le séparatisme, on est revenu au folklore syndical pour le dire sans trop de mépris, et à des formes d’actions conventionnelles, mais nourries de ces formes d’action émergentes. Ce que j’essaie de montrer dans le livre, c’est la circulation des répertoires d’action. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que ça circule, c’est-à-dire qu’il y a une sorte d’hybridation des formes non-conventionnelles, autonomes, de manifestation ou d’action choc de type cortège de têtes, black bloc, manifs sauvages, avec des formes émergentes, de type coupures de courant, actions rapides contre tel ou tel siège du Medef ou BlackRock, où l’on retrouvait des gens très différents, des militants syndicaux, parfois issus des quartiers populaires de la RATP ou SNCF. De même, cette circulation des registres d’actions a conduit à ce qu’il y ait des militants CGT qui se sont mis rejoindre les rangs du Black Bloc et adopter les mêmes pratiques, les mêmes codes. Les épisodes de casserolades des ministres, réinventant les charivaris d’autrefois, sont du même tonneau : pas si ridicules. Là, on sort de l’opposition ancien/nouveau, vieux/jeunes, conventionnel/non-conventionnel, non-violent/violent ; et cela devient très dangereux pour le pouvoir, qui a bien compris le message.

 
Post-scriptum :

Lors du récent mouvement contre la réforme des retraites, mais aussi à Sainte-Soline, cette circulation et la solidarité en acte qu’elle traduit ont été assez impressionnantes. Si les hommes et femmes en noir masqué.es – car ce ne sont pas que des mecs, loin de là, bien sûr ! – passaient à l’action, cassaient des vitrines, mettaient le feu au mobilier urbain, ramassaient du matériel sur la voie publique, projetaient des cannettes ou pierres, tiraient au mortier contre les forces de l’ordre, iels le faisaient le plus souvent avec l’assentiment de la foule qui restait, ne fuyait pas mais soutenait, se mettait sur le côté mais filmait éventuellement, faisait en quelque sorte corps avec le Black Bloc. À ce moment, quelque chose bascule : comme une délégation de casse donnée par la majorité à la minorité, parce que là, encore une fois, c’est trop, y’en a marre ! Et nombre de gens l’ont dit de vive voix ou dans les micros qu’on leur tendait : « au fond, ils (les gouvernants) ne comprennent que la violence ! Sinon, nous sommes inaudibles ! » Ritournelle connue depuis au moins Martin Luther King : la violence est le langage de ce que ceux que l’on entend pas d’ordinaire ; c’est une condition essentielle de la transformation sociale, pour « faire bouger les lignes », comme on dit. Il s’agit ni plus ni moins d’une relégitimation de la violence politique, qui échappe à la seule dénonciation morale de la casse. On retrouve l’inversion symbolique à l’œuvre dans le slogan : « ce sont eux, les casseurs », les Macron, Lallement, Castanaire, Borne, Darmanin, etc. Dans ce sens, les « casseurs », ce sont les multinationales, les patrons-voyous, les opérateurs des grands travaux et du désastre écologique. C’est l’arroseur arrosé ! Est-ce que ça marche vraiment ? Est-ce que ça se retourne pas à nouveau, avec plus de répression, plus de cynisme, plus d’impuissance ? Peut-être. Mais le pouvoir n’aime pas cette inversion, fusse-t-elle toute symbolique. Il lui faut donc dépenser beaucoup d’énergie et d’argent, produire beaucoup de bruit et désinformation, pour calfeutrer les failles. Logique du recouvrement. Résultat : cela nous donne un niveau de bêtise confondant de la part de ceux et celles qui prétendent nous gouverner, on l’observe tous les jours, et c’est effrayant ! Qu’on les siffle, comme Macron l’autre soir au Stade de France, sous les yeux du monde, n’est que justice au fond. Honte à eux !

MK, Saint-Denis, 15 septembre 2023

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