Analyses & Mémoires Histoires de luttes - Archives

Bordeaux au temps de la Commune


De l’Assemblée nationale, qui se réfugie au Grand-Théâtre, au « Pacte de Bordeaux », en passant par les révoltes ouvrières, le passage de Blanqui et les efforts de Paul Lafargue, Bordeaux a été marquée en profondeur durant la période de la Commune.

Chronologie de la Commune de Paris :

19 juillet 1871 : Déclaration de guerre absurde de la France à la Prusse.

2 septembre : Défaite de la France à Sedan. Napoléon III est prisonnier.

4 septembre : Le Palais-Bourbon est envahi par les manifestant.e.s. Proclamation de la République à l’Hôtel de Ville de Paris. Formation du gouvernement de la Défense Nationale pour repousser les Prussien.ne.s.

19/20 septembre : Blocus de Paris. La capitale est encerclée par 180 000 Prussien.ne.s.

28 janvier : Signature de l’armistice.

17 février : À Bordeaux où s’est repliée l’Assemblée nationale, Adolphe Thiers est désigné comme chef du pouvoir exécutif.

10 mars : L’Assemblée décide de siéger non à Paris, mais à Versailles.

18 mars : Début de l’insurrection communaliste. Échec de l’enlèvement des canons à Montmartre et Belleville. La troupe française fraternise avec les insurgé.e.s parisien.ne.s. Deux généraux sont fusillés. Les autorités évacuent Paris et le Comité central de la Garde nationale s’installe à l’Hôtel de Ville.

22 mars/4 avril : Mouvements communalistes en province, à Lyon (22-25 mars), à Marseille (23 mars-4 avril), à Narbonne (24 mars), à Toulouse (24-27 mars), à Saint-Étienne (24-28 mars), au Creusot (26 mars).

28 mars : Proclamation, à l’Hôtel de Ville, de la Commune de Paris.

Courant avril : Principales mesures prises par la Commune. Entre autres, seront appliqués : la séparation de l’Église et de l’État, la constitution de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessé.e.s, la réquisition des logements vacants, l’interdiction dans les ateliers le système des amendes et des retenues sur salaire, la formation d’une commission pour organiser l’enseignement laïc, primaire et professionnel.

11 avril : Début des opérations menées par l’armée de Versailles.

21 mai : Les troupes de Versailles entrent dans Paris par la porte de Saint-Cloud.

21/28 mai : La Semaine sanglante a lieu. Des milliers de communard.e.s sont exécuté.e.s sans jugement. Massacres et incendies. Les otages sont tué.e.s. Dernières barricades dans l’est de Paris.

Juin : Mise en place des conseils de guerre pour juger à la hâte les communard.e.s.

3 mai 1872 : Départ du premier convoi de déporté.e.s pour la Nouvelle-Calédonie.

11 juillet 1880 : Vote de la loi d’amnistie pleine et entière pour les communard.e.s.

Barricade du Boulevard Puebla sur les hauteurs de Ménilmontant, le 18 mars 1871.

 
La Commune de Paris débute le 18 mars 1871 et se termine après la « Semaine Sanglante » (21-28 mai). Elle correspond à une période révolutionnaire née en opposition au gouvernement de Thiers et sa guerre, puis sa paix honteuse avec les Prussien.ne.s. La Commune élit un gouvernement démocratique composé de républicain.e.s radicaux et radicales, de socialistes de tendances diverses, de révolutionnaires blanquistes ou se réclamant de Karl Marx, d’artisan.e.s, et de prolétaires...

Dans plusieurs autres villes de France (Marseille, Lyon, Saint-Étienne, Toulouse, Narbonne, Grenoble, Limoges) des Communes sont proclamées à partir de mars 1871, mais sont toutes rapidement réprimées. Pour Karl Marx, la situation parisienne est la première insurrection prolétarienne autonome : 72 jours d’une autonomie politique à l’égard de la bourgeoisie et de ses différent.e.s représentant.e.s politiques.

Le paysage politique bordelais avant la Commune est divisé en quatre blocs : un bloc de droite dure (bonapartistes et royalistes), un bloc de droite et centre droit (républicain.e.s modéré.e.s), un bloc de centre gauche modéré, un petit bloc pluriel d’extrême-gauche. Au dernier vote, les Bordelai.se.s ont voté massivement contre l’Empire et, à l’élection municipale de 1870, ils et elles ont choisi un maire de centre-gauche. Une fois la IIIe République décrétée, les milieux de gauche et d’extrême-gauche vont chercher à lui donner un tournant social. Chaque groupe s’organise. En octobre 1870, Paul Lafargue, gendre de Marx, annonce à son beau-père la constitution à Bordeaux, au 3 rue des Menuts, d’un comité de l’AIT, l’Association Internationale des Travailleurs (aussi appelée 1re Internationale, mouvement révolutionnaire, cherchant, à l’échelle des pays récemment industrialisés, à coordonner et organiser la classe ouvrière).

Mais les évènements vont vite. Le 9 décembre 1870, le gouvernement se replie à Bordeaux qui devient, pour la première fois de son histoire, capitale de la France. Le 1er janvier 1871, Léon Gambetta, ministre de la Guerre, arrive en terres girondines sous les applaudissements de la foule qui souhaite que le combat contre les Prussien.ne.s continue. Otto von Bismarck, le chancelier allemand, impose la tenue d’élections législatives afin que l’Assemblée Nationale valide ou non les conditions de la paix imposées par la Prusse : cession de l’Alsace, de Metz et de la Moselle, versement de 5 milliards d’indemnités et occupation militaire prussienne d’une partie de la France pour en garantir le paiement. De la droite dure à la gauche modérée, on souhaite le retour à la paix pour mieux assurer le retour à l’ordre et aux affaires.

L’élection législative désigne une importante majorité monarchiste. Elle siège au Grand-Théâtre de Bordeaux et confie le pouvoir exécutif à Adolphe Thiers, connu pour son conservatisme et sa détestation des révoltes ouvrières. Ce dernier fait voter le 11 mars ce que l’on appelle « le Pacte de Bordeaux » qui remet à plus tard la question du choix du régime (monarchie vs république) qui régit le pays afin de voter la paix au plus vite. Les républicains plus radicaux (Victor Hugo, Gambetta, etc.) ont beau s’y opposer, leur parole n’arrive pas à se faire entendre. Leur popularité dans la population bordelaise n’a d’équivalent que la détestation qu’ils suscitent chez les députés conservateurs. Même Blanqui, dit l’Enfermé, vient à Bordeaux, espérant un retournement de situation et cherchant un moyen de disperser l’Assemblée Nationale. Vingt-quatre heures suffisent pour qu’il comprenne qu’il n’y a rien à jouer et qu’il reparte vers d’autres combats. Les députés d’Alsace-Lorraine plaident pour leurs provinces et refusent qu’elles soient marchandées. Thiers répond qu’il n’y a pas à hésiter entre le sort de deux départements et celui du pays. Ce défaitisme n’empêche pas l’Assemblée d’être chauvine quand cela lui convient. Malgré la défense de Victor Hugo, elle refuse de valider le mandat de député de Giuseppe Garibaldi, révolutionnaire italien pourtant élu, qui s’est mis au service de la France dans ce conflit, coupable aux yeux des élus conservateurs d’être étranger. Le 10 mars, l’Assemblée Nationale décide de quitter Bordeaux pour se transférer, non pas à Paris, capitale historique, mais à Versailles, ville des rois de France. Cet ultime affront va contribuer à déclencher l’insurrection de la Commune de Paris le 18 mars.

Assemblée Nationale siégeant au Grand-Théâtre de Bordeaux.

 
À Bordeaux, les républicain.e.s radicales et radicaux de tendance internationaliste se regroupent autour du journal La Fédération, à l’actuel 60 rue du Palais-Gallien. Paul Lafargue se compte alors parmi les rédacteur.rice.s. Les autres journaux républicains (La Gironde, modéré et opposé à la Commune, La Tribune, plus nuancé) s’opposent mollement à l’arrestation de membres de La Fédération, à la censure de leurs articles et à la saisie répétée de leurs biens. À partir du 9 avril, des affiches de la Commune à destination des villes du pays sont affichées rue du Mirail, rue Sainte Catherine et aux Capucins, causant de l’agitation. Elles appellent à la révolte et à l’indignation face aux événements de la capitale, assiégée par l’armée versaillaise. La police cherche à les déchirer. Trois jours plus tard, on profite d’une manifestation pour discuter de la situation, de la conception de la République et d’une possible révolte en Gironde. Le lendemain, la circulation est bloquée ici et là. 150 nouvelles affiches sont collées. Du 11 au 13 avril, à Périgueux, des gardes nationaux, des cheminots, des femmes et des enfants résistent pendant deux jours aux forces de l’ordre pour que les trains de munitions n’atteignent pas Paris.

Une des affiches adressée aux grandes villes.

 
Le 16 avril, une foule marche vers la mairie pour y proclamer la Commune, en vain. Alors le lendemain, c’est au le cours des Fossés (actuel cours Victor-Hugo) que les gens se réunissent dans la journée et la soirée, espérant le ralliement des soldats. Une partie de la Garde Nationale penche en faveur de la Commune de Paris. Cette agitation va crescendo et aboutit aux manifestations du 18 et 19 avril. Durant tous ces jours règne une ambiance vindicative : cris, insultes, jets de pierre, appel à l’insurrection...

Le 18 au matin, de nombreux groupes discutent devant la caserne du cours des Fossés (actuel Lycée Montaigne). Des gardes nationaux protègent des affiches de la Commune. L’agitation augmente, la foule grossit, des soldats défilent, certains de la Garde Nationale ont la crosse levée, on entend des cris louant la Commune, des agents de police sont emprisonnés. Les gens sont révoltés par les conditions du traité de paix préliminaire signé à Versailles et par les mesures impopulaires prises par les autorités civiles et militaires. Des officiers sont pris à partie et des pierres volent. L’armée intervient et un bataillon de la Garde Nationale se positionne entre l’armée et la foule. Rue du Mirail, des barricades sont dressées. La foule occupe la rue Saint-James, s’empare de la Grosse-Cloche et, dans la soirée, sonne le tocsin pour inviter les Bordelais.es à rejoindre les barricades. Des soldats de ligne et de la cavalerie entrent en position. Des arrestations ont lieu. Vers 23 heures, la pluie décourage les dernier.ère.s manifestant.e.s qui se retirent. Quatre-vingt-dix personnes sont déférées devant le Procureur de la République. Certaines pour avoir rassemblé une foule en vue de prendre la mairie, d’autres pour insoumission, cris séditieux, ou encore délit d’opinion. Des soldats sont condamnés par le Conseil de guerre à de la prison ferme pour mutinerie.

Les élections municipales de Bordeaux du 30 avril et du 7 mai confirment la percée des internationalistes de l’AIT qui reprennent dans son entier le programme de la Commune de Paris : autonomie de la Commune et adhésion à la République, instruction primaire gratuite et obligatoire, tou.te.s les instituteurs et institutrices sont laïc.que.s, élection de 48 conseiller.ère.s municipales et municipaux, libre choix du maire par les conseiller.ère.s, amovibilité de toutes les fonctions, nomination de fonctionnaires communales et communaux par les conseiller.ère.s municipales et municipaux, aucune rétribution des cultes et séparation de l’Église et de l’État, volonté de s’occuper efficacement des légitimes revendications de la classe ouvrière, refus de licencier la Garde nationale. La liste obtient 3 élus au premier tour, 2 au second. Ils mèneront campagne pour l’amnistie des communard.e.s.

En effet, le temps est à la répression. Une enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars est ouverte. Elle cherche à retracer l’origine de tous les troubles sur l’ensemble du territoire, département par département, ville par ville, et à identifier les coupables. Dans la capitale girondine, celle-ci vise les internationalistes et leur soi-disant leader, Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx. On considère qu’il est le « fondateur et chef suprême de l’association avec lequel il correspond sous de faux noms, dont il partage les principes et possède toute la confiance. [...] Certaines indications recueillies par l’enquête tendent à établir que Paul Lafargue était en outre, pour l’Internationale, un agent actif de recrutement et l’un des membres assidus de ses réunions nocturnes. [...] Jusque dans sa famille enfin, il fait trembler sa vieille mère sous la menace de ses doctrines et de leur prochaine application ». Se sentant de plus en plus menacé, il est dans l’obligation de fuir en Espagne avec sa femme, Laura Marx et ses enfants. D’après un témoignage, sa mère, suite à son départ, serait tombée sur ses affaires abandonnées qu’elle fit rapidement disparaître : une douzaine de bombes, beaucoup de propagande et des lettres qui annoncent la venue d’armes en provenance d’Angleterre. Paul Lafargue et son épouse doivent attendre les lois d’amnistie pour les communard.e.s votées en 1880 afin de pouvoir rentrer en France.

Les historien.ne.s se sont souvent demandé.e.s pourquoi la Commune n’a pas pris à Bordeaux. Plusieurs explications sont avancées. Premièrement, on peut faire remarquer que les prolétaires étaient peu nombreux dans la capitale girondine. La ville s’est enrichie grâce le commerce, le commerce triangulaire notamment, et non grâce au développement de l’industrie. Cette bourgeoisie bordelaise est méfiante vis-à-vis de Paris, symbole à la fois de la centralisation politique, de l’oppression économique et de l’agitation révolutionnaire. Deuxièmement, on pourrait avancer un manque d’informations. Au mieux, celles-ci mettent du temps à traverser le pays. Certains journaux, comme La Fédération, qui appartient aux internationalistes et dans lequel écrit Paul Lafargue, relatent la situation parisienne mais se confrontent à de nombreux autres journaux, soit républicains, qui cherchent la paix sociale, soit conservateurs, qui vilipendent les insurgé.e.s. Quoiqu’il en soit, on apprend par cette voie que toutes les autres Communes de province ont échoué ou qu’elles ont été réprimées. C’est sur ces informations que s’appuient les différentes autorités de la ville de Bordeaux (le maire, le préfet, les autorités religieuses) lorsqu’elles appellent au calme. Enfin, dernier point qui explique la défaite des radicales et radicaux, et non des moindres : le jeu des républicain.e.s plus modéré.e.s. Ils et elles cherchent à isoler les internationalistes. Se faisant, ils et elles font le jeu de l’action versaillaise qui réprime dans le sang la population parisienne. Par exemple, le maire de Bordeaux de l’époque, Emile Fourcand, républicain modéré, va parlementer avec Adolphe Thiers afin, soi-disant, de résoudre le conflit de la guerre civil. Évidemment, Thiers n’en aura que faire et les tentatives de Fourcand ne vont servir qu’à endormir les espérances des républicain.e.s.

Nous avons vu tout au long de cette chronologie qu’on ne peut pas parler de la Commune de Bordeaux, mais plutôt de l’agitation de Bordeaux pendant la Commune. Même s’il ne s’agit pas forcément de l’épisode le plus remarquables de l’histoire des contestations sociales, il est important de se ressaisir de notre généalogie révolutionnaire locale. Celle-ci continue à se diffuser, à nourrir les générations suivantes comme le montrent ces événements qui font écho à cet épisode. Nous pouvons penser à l’élection d’Auguste Blanqui (qu’il faut, par ce moyen, faire sortir de prison), au siège de député de Gironde en 1879. La répression est alors encore féroce sur tout le territoire contre tous les communard.e.s. Il est difficile de ne pas voir, dans ce plébiscite populaire, un avertissement sans frais pour la bourgeoisie bordelaise. Plus récemment, lors du mouvement d’occupation des théâtres en 2021, l’occupation du Grand-Théâtre de Bordeaux s’est faite sous une immense bannière rendant hommage aux 150 ans de la Commune. Il a été question de remettre au goût du jour le rôle de ce bâtiment, symbole de la bourgeoisie dans l’histoire politique française et de réactualiser les revendications ainsi que les aspirations révolutionnaires de ses occupant.e.s. Enfin, il faut signaler le combat d’un collectif bordelais « Renommons l’avenue Thiers », soutenu par l’Association Pourquoi Pas 33, qui lutte pour dénommer l’avenue Thiers (ainsi que la station de tramway, l’école et le gymnase) et la renommer avenue Louise Michel. Des journées de sensibilisation et d’actions sont mises en place et une pétition est en cours pour soutenir leur démarche.

Façade du Grand-Théâtre de Bordeaux occupé.

 

Intérieur du Grand-Théâtre de Bordeaux occupé.

 

Les revendications des occupant.e.s reprenant le modèle des affiches de la Commune de Paris.

 
 
Pour aller plus loin sur la Commune de Paris et sur la situation à Bordeaux :

- Henri Guillemin, La Commune de Paris, audio, 1971.

- Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, livre paru en 1876.

- Peter Watkins, La Commune (Paris, 1871), film en 2 parties, 2000.

- Jacques Girault, Bordeaux et la Commune (1870-1871), livre paru en 2009.

- Jean-Pierre Lefèvre, « La Commune vue de Bordeaux », article issu de l’ouvrage Les Révoltes populaires en Aquitaine de la fin du Moyen-Âge à nos jours, 2021.

À lire aussi