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Entretien avec Leslie Kaplan


Étudiante maoïste, Leslie Kaplan devient établie d’usine peu de temps avant Mai 68. Dix ans après, elle choisit de rendre compte de son expérience d’ouvrière/intellectuelle dans un livre qui fait date : L’Excès-L’Usine. Retour sur la vie et les engagements d’une perpétuelle révoltée.

Leslie Kaplan est née à New York en 1943 puis a grandi en France. Très jeune, elle apprend le français, mais continue à parler anglais au sein de son foyer. Très tôt engagée contre la guerre au Vietnam, elle entreprend des études de philosophie, de psychologie et d’histoire. En janvier 1968, c’est-à-dire, quelques mois seulement avant les évènements de mai, Leslie Kaplan devient établie d’usine, en accord avec ses positions politiques maoïstes et ses influences culturelles.

Elle cesse le travail d’usine en 1972. Dix ans plus tard, elle décide de rendre compte de son expérience d’ouvrière / intellectuelle : la pénibilité du travail, les cadences, l’enfermement, le fait d’être une femme dans un univers impersonnel, les occupations de mai 68. Ce témoignage, paru en 1982, se nomme L’Excès-L’Usine et marque cette forme littéraire qui consiste à parler du travail ouvrier de l’intérieur. Ce sera aussi le début de nombreuses publications. Son dernier livre, sorti en 2022, se nomme Un Fou.

Leslie Kaplan était de passage l’été dernier, au festival du film documentaire de Lussas, pour participer à un coloque intitulé « Du politique au poétique ». Elle y présentait son geste ainsi : « J’ai voulu transmettre ce que j’avais ressenti […]. Transmettre le réel, pas la réalité. La réalité, on cherche à la représenter du dehors, par l’explication, par le discours syndical, politique, ou même littéraire. Je voulais essayer de transmettre de l’intérieur le monde véritablement fou de l’usine appartenant au normal – social – banal – habituel, de cette usine qui est le socle de la civilisation industrielle de masse dans laquelle nous sommes tous ». J’en ai profité pour revenir sur son parcours et pour lui poser quelques questions que voici. Je précise que cette interview s’est faite en 2022 et donc bien avant le mouvement contre la loi sur les retraites dont on peut imaginer ce qu’en pense et ce qu’en souhaite Leslie Kaplan...

Bonjour, Leslie Kaplan. Vous avez fait le choix, à la fin des années 60, de rejoindre l’établi. Pouvez-vous rappeler les endroits par lesquels vous êtes passée et en quoi consistait ce choix politique ?

J’ai eu différents postes dans différentes usines. J’ai commencé chez les biscottes Gringoire à Mantes-la-Ville en janvier 68. J’ai enchaîné à partir du 1er avril dans une usine de machines à laver Brandt à Gerland, un quartier de Lyon, jusqu’en septembre, où j’ai participé à la grève de 68 et aux occupations. J’ai ensuite rejoint une petite usine de caoutchouc dans le 20e à Paris. Enfin, j’ai travaillé dans une usine de matériel électrique où j’ai été câbleuse dans le 15e jusqu’au printemps 71.

« L’établissement » a été un mouvement initié par l’UJCML (Union des Jeunesses Communistes Marxistes Léninistes), organisation de jeunesse dissident du Parti Communiste français. Il faisait le constat du caractère « révisionniste » de la politique en URSS – abandon des principes révolutionnaires, de la lutte des classes, de l’internationalisme – et reprenait ce que l’on croyait savoir de la « Révolution Culturelle » en Chine, notamment le souhait d’une alliance des travailleurs intellectuels et des travailleurs manuels. Ce mouvement préconisait pour les étudiants d’aller vivre avec les ouvriers et les paysans pour faire la révolution. La réalité de ce qui se passait en Chine était tout à fait inconnue à l’époque, ce qui n’empêche pas que l’alliance des travailleurs intellectuels et des travailleurs manuels ait produit des expériences marquantes.

Comment vit-on l’intensité après un mouvement aussi fort que celui qu’a été mai 68 ?

Je l’ai qualifié de deuil général dans la société. Ça a été un moment très très difficile où tout le monde a essayé de s’adapter, de trouver autre chose, de trouver comment continuer, mais autrement. C’est en tout cas comme ça que ça s’est vécu de mon côté et pour les gens que je connaissais.

Selon votre expérience, est-ce que certains ont réussi à faire ce deuil de manière collective ou est-ce que cela a été un retour vers l’individualisme ?

C’est un peu mélangé. Quand l’occupation de l’usine s’est terminée, les ouvriers et les ouvrières pleuraient, certains déchiraient leur carte de syndicat, beaucoup de gens ne voulaient pas retourner au travail comme avant. Certains qui avaient été repérés ont été virés. Ce fut mon cas et celui des gens autour de moi, on s’est fait virer des usines que l’on avait occupées. Je suis donc remontée sur Paris où il y avait beaucoup d’assemblées générales de toutes sortes, rue d’Ulm, à l’École Normale, et chacun essayait de trouver comment continuer. Il y a eu la fondation d’un journal par les étudiants des Beaux-Arts, d’autres luttes ont émergé et il y a aussi eu les tentatives de contact avec les autres pays. Chacun a vécu ça à sa façon, il y a eu des gens pour qui cela a été extrêmement difficile, très déprimant. C’est assez divers parce que, malheureusement, certains de mes camarades se sont rangés du côté du pouvoir, c’est triste à dire, mais c’est comme ça. D’autres ont essayé de trouver de nouvelles formes ou de continuer la lutte à leur niveau, leur collectif. Il y a eu pas mal de comités d’actions qui ont continué à leur façon. Je ne peux pas vous en parler trop, car j’étais aussi un petit peu dans mon coin parce que j’ai continué à travailler en usine en région parisienne.

Ça été à la fois très difficile et à la fois très exaltant. Vous savez comme on est fait. Les camarades, qui se sont établis comme moi en usine, se sont tous dit : « Qu’est-ce que l’on n’a pas fait ? C’est notre faute ! Ça aurait pu être la Révolution ! » Enfin des choses un peu absurdes, il faut quand même le dire... Mais que l’on se dit forcément dans ces cas-là, on se divise un peu. Puis après on recommence, à essayer de trouver comment faire. C’est vrai que 68 a été un mouvement tellement énorme, la retombée a été rude pour beaucoup.

Est-ce qu’à l’époque, on avait conscience qu’on avait atteint une forme d’acmé ou est-ce que l’on pensait que ça allait s’intensifier ?

Tout le monde voulait que ça continue, mais en même temps, ce n’était pas évident. Par exemple, il y a une sorte de relève qui était faite en Italie. Il y a eu ce que l’on appelle le Mai Rampant, avec l’immense usine Fiat qui s’est mise en grève. Il y a eu Lip en France qui a aussi mobilisé beaucoup de gens. Vous êtes au courant de ça ?

Bien sûr, dans les luttes post-68, les usines Lip et le Larzac sont de grandes références...

Oui, tout à fait. Puis il faut dire qu’en 68 il y a eu quand même une sorte d’éclosion des mouvements féministes, avec ce que ça comportait de bagarres idéologiques à l’intérieur même de ces mouvements. Mais ça été très important pour beaucoup de femmes de prendre la parole, de mener la lutte pour le droit à l’avortement, etc. C’est aussi l’époque du FHAR, le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire.

Quels sont les aspects aujourd’hui, dans un monde capitaliste mondialisé, qui permettent de garder espoir ?

Je me dis que, de toute façon, on a de l’espoir, on se bagarre ou on est désespéré. (rires) Je vous dis ces banalités, mais c’est évident ! Il y a quand même eu des luttes partout, les Gilets Jaunes par exemple. J’ai été absolument à fond avec, on a été à Commercy avec ma fille. C’était formidable, c’était vraiment des prises de parole, il n’y avait pas de hiérarchie. Après on a dit : « Oh la la, c’est antisémite », ou je ne sais pas quoi. On n’a jamais entendu parler de ça, ce n’est pas vrai. Et dans tous les cas, peut-être une ou deux personnes ont été imbéciles. Mais vraiment, c’était une lutte importante. Elle a été tellement importante qu’elle a été réprimée férocement, comme vous le savez, par Macron. Des mains arrachées, des yeux blessés. Faut quand même le dire, qu’en 68 on n’a pas eu ça. Cela n’avait rien à voir au niveau de la répression, de ce qui se passe là aujourd’hui. Donc il faut inventer des choses par rapport à ça. On ne peut que se dire qu’il faut continuer et trouver comment. Chacun doit trouver l’endroit où il peut être le plus efficace. C’est vrai que, personnellement, j’ai voulu commencer à écrire dans l’après 68 on peut dire.

Est-ce qu’à l’international il y a des mouvements qui vous paraissent intéressants ?

Je les suis dans les journaux, je regarde ce qu’il se passe en Amérique Latine, aux États-Unis. Il y a tout de même des résistances importances. L’espoir c’est aussi dans la lutte qu’on le trouve. Il faut trouver à quel endroit on est le plus efficace pour se bagarrer, pour résister et pour penser, parce que dans le monde actuel, l’ennemi principal, on pourrait dire que c’est la bêtise. Vous pourriez lire un texte qui est en ligne, qui s’appelle "Le stade grotesque du capitalisme [1]". Je pense qu’on peut le définir comme ça maintenant. En tous les cas en France, il y a le mensonge, le mensonge, le mensonge, tout le monde sait que c’est du mensonge, mais on continue quand même. Voilà là où en est du côté du pouvoir. Je pense que ce qui importe, c’est de trouver là où on peut être le plus efficace, surtout où l’on peut le plus penser les choses, les donner à penser et les transmettre. C’est comme ça que s’ouvrent des espaces de liberté.

Avez-vous pensé les aliénations hors du monde du travail ?

Je pense que les aliénations hors du monde du travail ressemblent quelque part aussi à ce qui se passait à l’usine, c’est-à-dire l’encadrement, la classification, on est « comme ça et pas autrement ». Regardez ce qui se passe à l’école, dans le monde des hôpitaux, dans la façon de traiter la folie. Rappelez-vous la phrase de Sarkozy sur les schizophrènes dangereux. Le schizophrène est « dangereux par nature ». Je suis très concernée par la question de la folie et je pense que ça, c’est typiquement une phrase néo-libérale, capitaliste. Comme si on était par essence quelque chose. Et ça je crois que c’est vraiment un des aspects de ce qui menace. Mettre tout le monde dans des cases, des catégories, des cas. Avec ça on n’en est pas sorti. Il faut vraiment être très vigilants par rapport à ce que j’ai appelé la connerie dans mon petit livre Désordre. Donc, à bas la connerie...

Et comment peut-on mettre au quotidien à mal la classification dont vous parliez ?

Eh bien écoutez, par exemple dans les hôpitaux il y a tout de même des psychiatres qui essayent de se bagarrer contre une forme purement médicamenteuse du soin, contre le fait de donner des pilules aux gens et de penser que tout est réglé. Et puis si ça ne va pas on les enferme comme au bon vieux XIXe siècle. C’est comme si l’inconscient n’existait pas. Je pense qu’il y a des tas de psychiatres qui ne pensent pas ça. Donc ils se mettent à l’action, dans leur domaine. Je pense aussi qu’il y a des tas de femmes qui sont révoltées, comme aux États-Unis, contre la remise en cause du droit à l’avortement par exemple, et qu’on est solidaire des femmes américaines qui sont furieuses. Plus que furieuses, révoltées.

Quand je parlais des aliénations, je pensais aussi, par exemple, aux réseaux sociaux, à l’importance de la communication, du divertissement, etc. C’est vrai que j’avais aussi ces aspects-là en tête. Je ne sais pas si vous les avez pensés ?

Je ne m’intéresse pas du tout à ça et je suis absente de ce monde. Je pense que les réseaux sociaux sont certainement une circulation de la pure et simple connerie. Mais pas seulement sans doute, il y a aussi des manifestations qui ont été convoquées par les réseaux sociaux. C’est toujours compliqué de mettre en cause, disons, le « progrès technique ». On nous a bassiné avec le fait que la télévision, c’était l’abrutissement des gamins, mais ça dépend. On a vu à Lussas le film génial de Rosselini, Europe 51, et vous savez sans doute qu’à partir de la fin des années 50, début des années 60, ou enfin plus au moins par là, il s’est vraiment fortement intéressé à la télévision, parce qu’il pensait que c’était un moyen formidable, disons de former, d’éduquer les gens. Bon, il a fait La prise du pouvoir par Louis XIV, il a fait plein de films absolument formidables pour la télévision. C’est-à-dire qu’en soi, la télévision ce n’est rien. Tout dépend de ce qu’on en fait, c’est vraiment comme tout. À part, c’est vrai, que les réseaux sociaux ont quand même l’air d’être complètement dominés par des choses terribles, imbéciles. Mais les gens qui savent manier ça, par exemple votre génération, eh bien il faut prendre en main ce sujet et saturer les réseaux de choses intelligentes. Je dis peut-être des choses assez idéalistes. Mais je ne vois pas comment on peut le dire autrement. Je ne sais pas si vous êtes d’accord.

Oui, je suis d’accord même si je me pose continuellement la question de savoir s’il est possible de s’approprier un médium lorsqu’il est saturé par la vision ennemie...

Il faut supposer qu’à l’intérieur de ça, se constituent des petites plages de gens qui échangent des vraies choses, qui sont vraiment à la recherche de l’intelligence. Ce n’est jamais donné.

Je remarque que vous vous posez un certain nombre de questions concernant le langage. Là typiquement ça rejoint ce qu’on vient de dire sur les réseaux sociaux ou la télévision. Le langage, il n’est pas neutre. Ou bien il véhicule des façons de parler où on s’adresse à l’autre et on essaye vraiment de parler, c’est-à-dire de réfléchir, de nommer, de dire, d’énoncer, ou bien le langage est un simple véhicule d’imbécillités, de communications, c’est-à-dire vraiment du côté de ce que l’on ne veut pas. La question est : comment fait-on pour que le langage qu’on emploie s’adresse à l’autre, à des autres et pas à n’importe qui. Ça c’est vraiment essentiel.

Je me souviens que pendant votre présentation vous aviez fait une liste de questions. Elle nous semblait inspirante, pouvez-vous nous les rappeler ?

Est-ce que l’on parle, pense, écrit comme à l’usine ou autrement ?
Est-ce qu’une phrase est ouverte ou fermée ?
Est-ce que nous habitons le langage en consommateur aliéné, ou en homme, femme libre ?
Est-ce que nous parlons entre nous comme à l’usine ?
Est-ce que nous enchaînons nos phrases sans penser comme en faisant des pièces fabriquées ?
Est-ce que nous fabriquons des phrases comme des produits du marché.
Est-ce que nous parlons à quelqu’un ou à personne ?
Est-ce que nous voulons assommer l’autre avec des phrases ?
Est-ce que nous voulons avoir le dernier mot ?
Est-ce que nous sommes présents ou absents à nous-même ?

Voilà, c’était la liste (rires).

Je pense que c’est très important d’essayer de réfléchir à comment on parle. Le langage et la folie, le langage et l’existence sont complètement liés, et il ne faut jamais le perdre de vue.

Dans une interview récente, vous dites : « il faut faire politiquement de la littérature et pas de la littérature politique ». On croit reconnaître une certaine référence. Pouvez-vous expliciter vos propos ?

Je reprends explicitement une phrase de Jean Luc Godard, qui dit ça du cinéma. Pour moi cela signifie : pas de la littérature à thèse, mais inventer des formes en accord avec ce que l’on peut penser politiquement, des formes qui font penser, qui éveillent, qui soient des formes ouvertes, qui exposent avec le lecteur. Pas matraquer, pas vouloir avoir le dernier mot. Et bien sûr, il peut y avoir un grand décalage entre les positions politiques d’un auteur et les formes qu’il invente : Balzac, Flaubert, etc. Récemment je relisais Manhattan transfer le premier roman de Dos Passos, c’est un formidable exemple d’invention de quelqu’un qui a plutôt mal tourné...

Votre usage du blanc dans vos livres, de l’espace vide autour des textes, de la mise en page, semble être une invitation pour lecteur, pouvez-vous nous l’expliquer ?

Vous dites très bien que c’est une invitation pour le lecteur. C’est-à-dire que je voulais vraiment, dans la page, marquer un temps – presque – de réflexion. Pas essayer de gaver le lecteur. Je crois que je l’ai toujours en tête même s’il y a éventuellement plus de mots dans les livres et les romans suivants. Mais, pas gaver le lecteur. Parce que c’est important que le lecteur ait vraiment du temps pour réfléchir et aussi donc de l’espace, ça c’est une histoire de blanc. Vraiment. Un temps et un espace de réflexion. Je pense que c’est vraiment important.

Je me souviens que, pendant votre présentation, vous faisiez aussi une différenciation entre réel et réalité. Est-ce que vous pouvez revenir là-dessus ?

Si vous voulez, la réalité qui est très importante, c’est ce que l’on voit de l’extérieur, on décrit la réalité. Et pour moi dans le réel, il y a une implication de celui ou celle qui est en train de voir, de subir, de sentir. Quand vous écrivez une phrase comme : « les chiffons sont faibles ». Vous êtes à l’usine, vous êtes à la chaîne et vous vous dites : « les chiffons sont faibles ». Évidemment vous n’avez jamais vu la réalité de chiffons faibles, ça ne veut rien dire. Mais c’est un réel, n’importe qui peut le comprendre parce que ça veut dire que vous vous sentez vous-même un petit chiffon. Bon voilà, vous comprenez ?

Oui je comprends, d’autant plus que je vous avais entendu (rires). Mais je me souviens que dans la réalité aussi vous accusiez une forme d’extériorité, vous reprochiez cela au naturalisme.

On ne peut pas dire que ce n’est pas bien, il faut aussi tenir compte de la réalité, savoir où on est, savoir le cadre, savoir l’espace, savoir le temps. Et puis, je ne sais pas, disons que l’écriture naturaliste, je prendrais comme exemple Germinal. Et encore une fois je trouve que c’est un très bon livre. Bon, ce n’est pas le problème. Mais le fait est que je ne voulais pas écrire comme ça et je cherchais plus quelque chose avec une implication dans les mots mêmes du sujet. Et je crois que ça a à voir avec le fait que pour moi le réel tient compte du sujet et donc aussi de l’inconscient. Tout grand écrivain, par exemple Balzac pour citer un classique, a un rapport avec l’inconscient, même si ce n’est pas explicite. Mais tout de même, depuis Freud, on sait que c’est là. Bon là je vous fais un petit pas de côté, mais quand même, c’est important de l’énoncer. C’est-à-dire que toutes les bifurcations à l’intérieur de la tête de la personne qui écrit, on peut en tenir compte. Après, il faut que ça marche dans le texte, que ce soit intéressant, etc. Mais c’est pas simplement : « voilà c’est comme ça, l’atelier il est comme ça, on y a va, de 8h à telle heure... ». Vous voyez ?

Je rebondis là dessus, pendant votre présentation vous avez évoqué un inconscient historique qui nous traverse. Vous entendiez quoi par là ?

Alors l’inconscient historique qui nous traverse… Je ne me rappelle plus à quel moment j’en ai parlé. Je pense que ça a à voir avec l’histoire des luttes. L’inconscient historique est véhiculé par le langage, et le langage porte des choses qui ne sont pas forcément conscientes pour le sujet qui les énonce. C’est-à-dire que dans le langage lui-même, il y a des références à des luttes historiques ou à des impasses historiques ou à des tas de choses. Mais ne serait-ce que, je ne sais pas, comment dire... un mot très simple… (rires), pas si simple à vrai dire, le mot « femme ». Si vous dites : je suis une femme. Bon par exemple, moi, si je le dis. Évidemment là-dedans il y a une définition anatomique des sexes, mais il y a aussi énormément des choses y compris dans le contexte peut-être, des luttes de femmes, des révoltes de femmes, des luttes pour les droits des femmes par exemple. Mais même sans que ce soit énoncé tel quel à ce moment-là. Je ne sais pas si c’est clair ce que je dis…

Si si, bien sûr.

On est quand même liés par des mots, à des tas de choses même où on a pas été. Ah ben oui je me rappelle, ohlala, c’est trop bête... À quel moment j’ai parlé de l’inconscient historique ! C’est évidemment au moment où j’ai parlé des trains et des rails et des wagons dans le texte. Hein, j’ai parlé de ça. C’est-à-dire que, c’est évident, moi en l’écrivant, c’est une histoire vraie, je n’avais pas du tout fait attention, j’avais parlé des trains, des rails, des wagons. Et il a fallu que quelqu’un d’autre me dise : « Ah oui, mais ça rappelle un peu les camps de concentration ». Et du coup, c’est vrai que pour moi, rails, trains, wagons ne peuvent qu’évoquer des questions liées au fait que je suis juive et qu’une grande partie de ma famille a péri en Pologne. Même si j’ai eu la chance d’être née aux États-Unis. Vous voyez ce que je veux dire ?

Oui bien sûr.

Voilà pour l’inconscient historique. Voyez comment c’est le refoulement, (rires) j’ai failli ne plus me rappeler ça. Évidemment. Parce que ce n’est pas forcément… Là on parle et tout, mais ce n’est pas forcément agréable, disons, ces souvenirs-là.

Je vous remercie d’autant plus pour le fait de répondre à ces questions.

Et attendez, concernant votre question : comment on peut à la fois se battre contre le fait qu’il y ait des tas de fermetures d’usine alors qu’en même temps on sait très bien l’horreur des conditions de travail. Mais ça, écoutez, c’est évident, tout simplement que le chômage est sûrement le pire de tout. Des gens qui perdent leur emploi comme ça, la société telle qu’elle est faite maintenant, n’a pas prévu autre chose, c’est la mort dans la vie quoi. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faut se battre pour garder des situations terribles. Faut les changer et faut en même temps passer carrément à d’autres modes de production. Enfin, c’est évident.

C’est qu’on ne voit pas forcément des luttes pour améliorer le chômage. On voit des luttes pour garder des emplois.

En 68 il y avait ce bon vieux mot d’ordre « L’imagination au pouvoir ». Aujourd’hui nous sommes dans des impasses de société qui sont liées à des façons de produire depuis longtemps longtemps longtemps et évidemment les gens en place n’ont aucune raison de souhaiter, justement, d’utiliser l’imagination pour faire autrement. Ça crée des situations qui sont en effet assez absurdes.

Oui, mais là, c’est presque le manque d’imagination au niveau de la lutte que je trouve le plus flagrant. À chaque fois que je vois les groupes de gauche et d’extrême gauche se lamenter quand une usine ferme, quand d’autant plus on sait aujourd’hui les problèmes que la production provoque, à la fois sur les vies individuelles, mais aussi concernant le climat et l’environnement, je suis encore très étonné de voir des groupes, des partis et des syndicalistes s’acharner à garder des emplois où on voit des gens qui sont abîmés par toute une vie de travail quoi...

Mais écoutez, à la fois vous avez raison et c’est très compliqué malgré tout, d’avoir, disons, une position, je ne sais pas comment dire, « tout ou rien ». Il faut dire à la fois, tout ce que vous dites, sur des emplois horribles, la pollution, l’environnement, la terre elle-même, etc. Et dire qu’il n’y a pas de raisons que ce soit les personnes, dans les usines, ou même dans d’autres emplois, qui payent le prix de la transformation, qu’il faut, d’ailleurs, inventer. C’est-à-dire que c’est une question globale. Je pense que vous avez tout à fait raison de porter toutes ces critiques, mais quand quelqu’un a travaillé dans une usine et que l’usine va fermer, il sait que c’est mauvais. Mais il veut quand même continuer à vivre. Il est assez persuadé qu’il ne va pas trouver d’autres emplois, c’est compliqué. On ne peut pas dire que ça ne le soit pas.

Oui ça bien sûr, mais…  

Il faut marcher sur les deux jambes, c’est-à-dire une critique d’ensemble et en même temps au cas par cas, voir ce qui est possible, comment on se bat, etc.

Je vois. On connaît votre période maoïste. Quelles sont les autres influences politiques, peut-être plus récentes, qui ont marqué et qui continuent à marquer votre pensée ?

J’ai été tout à fait intéressée par les formulations de Tiqqun, et aussi d’Agamben. Pour penser le moment actuel, je pense avec Marx, Freud – la prise en compte de l’Inconscient me paraît indispensable pour penser le politique –, avec Hannah Arendt – le concept de désolation (lonelyness) dans son rapport au totalitarisme est très éclairant pour moi –, aussi avec les livres de Rancière, de Pierre Dardot et Christian Laval (La nouvelle raison du monde, Vers la guerre civile), ainsi qu’avec tout le travail de Serge Daney, grand essayiste, en particulier son texte sur « Le marché de l’individu et la perte de l’expérience ». 

Pour finir, est-ce qu’il y a un point particulier que vous aimeriez plus spécialement transmettre ?

Ce que je voudrais transmettre c’est à la fois l’idée qu’évidemment il faut continuer à lutter et trouver comment avoir beaucoup d’inventivité et d’imagination. J’aimerais bien que les gens lisent L’Excès-L’Usine ou d’autres de mes livres en général. Je pense que cela représente les choses que je veux transmettre, pas simplement au niveau de l’expérience de l’usine, mais en général, une éthique de l’écrivain et aussi une façon d’être dans la vie. En écrivant, je pense qu’on adopte certaines façons d’écrire qui sont liées à certaines façons de vivre.

Photo de Alecio de Andrade

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