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Interview de Paul Rocher, auteur de « Que fait la police ? Et comment s’en passer »


Les événements récents, qui ont bouleversé l’actualité de notre pays suite à la mort de Nahel, ont rappelé la nécessité de pousser la critique de l’institution policière, et ce, jusqu’au questionnement concernant la poursuite de son existence même. Paul Rocher, déjà auteur en 2020 de « Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non-létale » aux éditions La Fabrique, de passage il y a peu à Bordeaux, a accepté de répondre à nos questions. Voici la présentation de son travail et de sa pensée abolitionniste.

 
- Ces dernières années, de nombreux livres sur la police, sur une critique de la police et sur des expériences de vie sans police sont apparus. On peut penser à Défaire la police aux éditions Divergences qui regroupe des textes d’Elsa Dorlin, Serge Quadruppani, Irene, Jérôme Baschet et Guy Lerouge, à Nous sommes en guerre, terreur d’État et militarisation de la police de Pierre Douillard-Lefèvre paru aux éditions Grévis, à Abolir la police, échos des États-Unis du collectif Matsuda, ainsi qu’au vôtre : Que fait la police ? Et comment s’en passer, aux éditions La Fabrique. Comment expliquer cet engouement simultané pour ces questions ?

La police attire l’intérêt parce qu’elle est de plus en plus présente dans la société. Sa manière d’être présente, c’est tout d’abord à travers son cœur de métier, la violence. Les violences policières se multiplient fortement tout en s’étendant à de nouveaux secteurs de la société. Pendant un certain nombre d’années, ces violences et discriminations ont principalement ciblé les non-blancs et quelques groupes militants ou marginalisés. Désormais, elles touchent aussi de plein fouet le mouvement ouvrier au sein large, donc aussi des citoyens moins formellement organisés comme les gilets jaunes, mais aussi les écologistes et féministes, et même les associations de défense des droits humains. L’engouement vient donc de l’emprise policière inédite sur la société.

Mais l’existence de l’emprise policière n’implique pas automatiquement sa politisation. Donc, un deuxième point crucial, c’est que ce sujet a surtout été porté par des collectifs de vérité et justice. Sans mobilisation, la question de la police ne serait pas devenue un objet de débats. Cette mobilisation s’inscrit dans un contexte international, car les violences policières sont un sujet majeur tant aux États-Unis qu’au Chili et dans nos pays voisins en Europe et ailleurs.

 
- Dans votre livre, vous remarquez que les débats dans les médias concernant la police sont généralement biaisés. Votre démarche est donc de présenter ces biais afin de les rectifier. Pouvez-vous nous donner des exemples ?

La manière dont on discute de la police va largement à l’encontre des faits. Or, en postulant des hypothèses erronées sur cette institution, on se retrouve nécessairement avec des conclusions tout aussi erronées. C’est un cercle vicieux. Toute une partie de mon livre propose donc de revisiter les mythes qui entourent la police et qui influencent le débat public (et aussi, parfois, des travaux de chercheurs). Typiquement, pendant longtemps, on pouvait entendre que la police manque de moyens et d’effectifs. Ces données sont assez facilement vérifiables, j’ai donc vérifié. Il s’avère que le budget et les effectifs de la police ont très substantiellement augmenté ces 30 dernières années, de plus de 30 %. C’est énorme alors qu’on sait par ailleurs, que sur la même période la criminalité a stagné. À la différence du reste du service public, la police n’a pas connu l’austérité, elle est l’enfant chéri des gouvernements depuis des décennies. À partir de ce constat, je montre que le néolibéralisme va de pair avec un autoritarisme croissant – comme j’ai aussi pu le souligner dans Gazer, mutiler, soumettre. Un autre exemple d’un mythe est l’idée que la police lutte contre la criminalité. C’est sans doute le mythe le plus enraciné dans les cerveaux de la population. Pourtant, depuis des décennies, des travaux scientifiques indiquent que ce n’est pas le cas. Ce constat permet de comprendre que la police ne garantit pas la sûreté de la population, et d’ailleurs, elle n’a pas été créée pour cette raison.

 

- Vous déclarez que « la mission de la police n’est pas vraiment celle qu’on croit ». Qu’entendez-vous par là ?

Je répondrais en deux temps. Tout d’abord, la raison d’être de la police n’est pas la sûreté de la population. Pour le démontrer, je mobilise une série de travaux académiques qui montrent que seulement une toute petite partie du temps de travail d’un policier concerne les affaires criminelles, entre 10 et 1 %. Et même ce temps très réduit passé à « courir derrière les voyous », comme le dit le ministre Darmanin, est hautement inefficace. En effet, comme le souligne entre autres le politologue David H. Bayley, qui a dédié pas moins de 18 ouvrages scientifiques à la police, il est démontré que les stratégies policières ont peu ou pas d’effet sur l’évolution de la criminalité.

Se pose donc la question de ce que fait réellement la police. Pour y répondre, un examen du contexte dans lequel la police moderne voit le jour est édifiant. Il est alors frappant de constater que la fondation de cette institution dans la 2e moitié du 19e siècle n’est pas une réponse à une augmentation de la criminalité. Cette dernière n’augmente pas à ce moment. C’est une réponse à la formation de la classe ouvrière, dont la classe dominante se méfie. Autrement dit, la police est une institution indissociable au capitalisme et des rapports de classe qui en résultent. Elle a été fondée pour maintenir un ordre qui est constamment menacé par sa propre progéniture : la vaste majorité des perdants systématiques.

 
- Le terme et le concept de police ont toute une histoire. Par exemple, la police moderne, conforme à ce que l’on connaît aujourd’hui, se fonde en parallèle de la constitution de la classe ouvrière. Pouvez-vous revenir un peu sur cette histoire ?

Le mot « police » existe depuis longtemps, mais sa signification change. Dans la France féodale, il renvoie à une multitude de tâches, allant du contrôle des mœurs à l’enlèvement des encombrants, en passant par la santé et la répression de la mendicité... Comme le dit Foucault, avant la modernité, la police englobe tout, elle se confond pratiquement avec l’administration municipale. Cela change avec l’avènement du capitalisme en France, dans la deuxième moitié du 19e siècle. C’est à ce moment que se délitent de plus en plus les interconnaissances locales qui assurent largement la sûreté de la population. En parallèle, l’agitation ouvrière est intense : entre 1872 et 1911, le nombre de grèves augmente de 1 667 %. Est donc créée une institution composée de professionnels à temps plein, qui suivent des formations et s’inscrivent dans des trajectoires de carrière et qui cible de fait principalement la classe ouvrière.

Il faut bien mesurer à quel point on assiste à la naissance d’une nouvelle institution. La police se différencie de la société en devenant un métier à part, tout en s’homogénéisant en interne avec sa propre socialisation professionnelle, son esprit de corps. En conséquence de ce double processus, la grande majorité de la population est regardée par la police comme une force ennemie.

 
- On a l’impression que la fiction policière est un atout essentiel pour permettre d’alimenter le mythe de cette fonction. Comment cela opère-t-il ?

Il est intéressant de constater que dès les débuts de la police, dans les années 1870/1880, les responsables au ministère de l’Intérieur vont essayer de nouer des contacts avec des journalistes et écrivains. En effet, déjà à l’époque, la police est confrontée au problème de ne pas être appréciée par la population parce qu’elle est violente. Le préfet Louis Lépine, un personnage central dans la mise en place de la police en France, va alors tenter de « faire aimer la police ».

Ces tentatives prennent des formes multiples : une partie de la presse populaire véhicule des récits de policiers sauveurs héroïques fournis par la police, les gendarmes sont associés aux défilés et cérémonies locales du 14 juillet... Dès le début, l’institution policière n’est pas une institution neutre, au contraire, elle participe à la bataille des idées du côté de la bourgeoisie. Elle essaie ainsi de faire disparaître ses violences derrière une épaisse couche de vernis faite d’histoires aussi dramatiques que fausses. Fausses parce qu’elles ne représentent pas la réalité de l’activité policière. Fausses aussi parce qu’elles suggèrent que la mise en place de la police répond à l’augmentation de la criminalité.

 
- Vous dites que les policiers se voient vivre « dans une citadelle assiégée », ce qui a pour conséquence de les séparer de la population en général. Vous allez plus loin en parlant de « prophétie autoréalisatrice » concernant les policiers qui s’imaginent des ennemies et qui réagissent avec violence à leur encontre une fois qu’ils pensent être face à eux. Pouvez-vous expliquer ces remarques ?

Tout en reconnaissant que la police a été créée contre l’immense majorité de la population, certains pourraient considérer qu’au cours du temps son rôle a changé, qu’elle est désormais au service de toute la population. Pour y voir plus clair, il est crucial de regarder comment l’institution façonne durablement le comportement des agents qui y travaillent. La recherche montre que l’institution transmet aux nouveaux agents l’idée qu’ils vivent dans une citadelle assiégée. Autrement dit, la socialisation professionnelle ne consiste pas seulement à transmettre aux nouvelles recrues les gestes techniques du métier. C’est aussi le moment où le nouvel agent absorbe la vision du monde qui prédomine dans l’institution. Cette vision peut être résumée par l’expression de la citadelle assiégée : les policiers se sentent assiégés par la grande majorité de la population, qu’ils considèrent par conséquent, au mieux avec méfiance, au pire avec hostilité. Une telle attitude est propice à créer des tensions avec la population, elle facilite le recours à la force. À ce stade, la prophétie autoréalisatrice intervient : les policiers imaginent d’emblée une population hostile et sont donc d’autant plus enclins à la rencontrer par le biais de la coercition. Le phénomène de la citadelle assiégé me paraît essentiel pour comprendre la persistance des violences policières, pour comprendre plus spécifiquement les six derniers mois au cours desquels les violences policières ont été un sujet permanent.

 
- Il faut être particulièrement aveugle (ou ministre de l’Intérieur) pour ne pas voir que le sexisme et le racisme sont institutionnalisés dans la police. Comment expliquez-vous qu’aucune réforme ni modification de la formation et du métier ne permettra de changer ce constat ?

Dans mon livre, je mobilise une série d’études démontrant le racisme et le sexisme institutionnels de la police. Il faut alors bien saisir ce que signifie une discrimination institutionnelle. Une discrimination institutionnelle n’a pas besoin d’individus ouvertement racistes, sexistes… C’est avant tout un processus social. Cela signifie que les normes de comportement discriminatoires sont portées au sein de la culture professionnelle d’une organisation et transmises de manière informelle et implicite par ses pratiques quotidiennes. Le racisme ou le sexisme de ce type deviennent une routine. Loin d’être considéré comme exceptionnel, ce type de discrimination involontaire devient partie intégrante de la définition même du travail de police normal. 

Ce constat implique que la présence renforcée de femmes ou de non-blancs dans la police ne changera pas l’institution. C’est l’institution qui changera le comportement de ces agents individuels. En effet, il n’est aucunement contradictoire d’appartenir à un groupe marginalisé et de discriminer ce même groupe. De la même manière, les formations de sensibilisation au sexisme ou au racisme vont nécessairement se heurter à une culture professionnelle discriminatoire. Une formation d’une ou deux semaines ne pourra pas faire le poids face à 365 jours par an de routine discriminatoire involontaire (ou volontaire pour certains). Comprendre la portée du racisme institutionnel est central pour comprendre les émeutes suite à la mort de Nahel.

 
- Vous vous présentez comme un auteur abolitionniste. Pouvez-vous présenter ce courant encore peu connu en France ?

Mon travail consiste à mobiliser les données existantes sur la police et plus particulièrement la police en France. Il conduit au constat que la police n’assure pas la sûreté de la population et qu’elle génère des déviances supplémentaires. Or, la criminalité existe, des victimes d’actes violents existent. Dès lors, il convient de réfléchir à la manière de permettre véritablement à tout le monde de vivre sereinement en société. Voilà l’idée qui conduit une série de personnes et collectifs dans différentes parties du monde à penser une société sans police. À partir de ce point de départ, certains pensent qu’abolir la police serait un acte suffisant en soi. D’autres estiment que se défaire de la police ne peut se réaliser sans dépassement du mode de production capitaliste, mais que ce dépassement n’est pas suffisant pour éviter le retour d’institutions oppressives après un moment de transformation sociale – d’où le besoin de penser une nouvelle manière d’institutionnaliser l’ordre public.

 

- Vous prenez, dans votre livre, deux exemples historiques surprenants de vie collective à grande échelle cherchant à se passer de police : celui de l’Afrique du Sud et de l’Irlande du Nord. Pouvez-vous les présenter et expliquer les résultats de ces tentatives abolitionnistes ?

Pour montrer qu’il est concrètement possible de vivre sans police, j’ai mobilisé ces deux exemples de la deuxième moitié du 20e siècle. Si les deux expériences ont connu des limites, que j’aborde dans le livre, il me semble intéressant de souligner quelques pistes relatives à l’institutionnalisation d’un ordre public sans police : L’idée d’un lien organique entre les gestionnaires de l’ordre et la population locale pour diminuer les velléités de regarder la population du point de vue de la citadelle assiégée ; le principe de la rotation en vertu duquel chacun remplit pour une période donnée la fonction de gestionnaire de l’ordre, avant de retrouver sa place dans la société civile, pour couper court à toute dynamique d’impunité et de différenciation par rapport au reste de la population ; la démarche d’associer une gestion de l’ordre public sans police à un projet de transformation sociale plus général. Cela montre que vivre sans police est possible et que cela n’implique pas de retourner à une société prémoderne avec des milices au service des notables.

 
- Que ce soit dans ces exemples, dans celui des zapatistes ou dans les tentatives actuelles aux États-Unis, le sentiment d’appartenance à une communauté semble être essentiel pour motiver l’envie de régler les problèmes collectivement, avec patience et attention, sans avoir à convoquer un corps armé extérieur. Ce sentiment d’appartenance à une communauté existe peu dans la société française, ou en tout cas, dans une moindre mesure que dans les exemples cités. Quels sont donc nos espoirs de connaître et de faire vivre des tentatives abolitionnistes ?

Les expériences en Irlande du Nord et en Afrique du Sud montrent effectivement que l’organisation de l’ordre public sans police repose notamment sur un sentiment fort d’appartenance à une communauté et sur la volonté concomitante de donner de son temps pour la communauté. En l’occurrence, ce sentiment était particulièrement développé à l’échelle des quartiers d’une ville. L’organisation de l’ordre public était donc plus orientée vers l’échelon municipal ou infra-municipal dans les plus grandes villes. Une telle organisation paraît également plutôt cohérente avec le fait que les déviances et différents ne sont généralement pas importées d’un lointain extérieur, elles se produisent dans la communauté. Faire vivre une gestion de l’ordre public sans police implique sans doute de renforcer les liens et solidarités quotidiennes. C’est donc le contraire de la police de proximité qui consiste en une appropriation répressive des interconnexions et liens à l’échelle locale. En même temps, les expériences d’entraide entre voisins ou personnes du même quartier se produisent souvent assez spontanément.

 
- Comme on l’a souligné, la pensée abolitionniste est encore peu connue en France. Avez-vous des références historiques, théoriques, ou culturelles à conseiller afin que chacun, chacune puisse s’enrichir à ce sujet ?

Vous avez déjà mentionné quelques références dans votre première question. Pour aller au-delà, je pense à des travaux anglophones comme ceux de Ruth Wilson Gilmore (Abolition Geography), Derecka Purnell (Becoming Abolitionists), Marc Neocleous (A critical theory of police power) et Alex Vitale (The end of policing). Ces livres sont très instructifs. Néanmoins, il me semble que la discussion anglophone est assez centrée sur elle-même. C’est dommage, d’une part parce que typiquement le rapport entre la police et le racisme est aussi façonné par des histoires nationales (par exemple, en France, le colonialisme joue un rôle central, aux États-Unis, l’esclavage est la clé) et d’autre part parce que la théorisation entre la police, l’État et le capitalisme me paraît sous-développée dans la discussion anglophone. Il convient de compléter les lectures avec d’autres études et contributions. Typiquement, en Espagne un livre collectif intitulé Metropolice a récemment été publié aux éditions Traficantes de Suenos et en France les ouvrages de Mathieu Rigouste et Maurice Rajsfus me semblent indispensables.

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