Nous sommes le 8 mars 2024, place de la Mairie, ça ressemble à
d’habitude. Peu de monde réuni, beaucoup de pluie, un député macroniste
qui parade, bref, un rassemblement banal. La météo donne le ton, la
manifestation s’annonce décevante.
Il est 18h30, les traditionnelles prises de paroles commencent. Cette
année cependant le Planning Familial s’autorise à rêver d’un 8 mars 2124
où les féministes auraient gagné, où on ne lâche plus rien au
patriarcat, où l’égalité est devenu réalité. Un monde où plus personne
ne peut défendre un agresseur, un misogyne, un gros porc, surtout pas le
Président de la République, un monde où l’on peut avorter librement, un
monde où nous n’avons plus peur le soir – Tiens, Sacha Houlié vient de
quitter l’assemblée – un monde où plus personne n’est violenté pour son
orientation sexuelle ou son identité de genre, un monde où l’on peut
s’habiller comme on veut. « Impossible d’imaginer que personne ne
réagisse quand on est témoin de propos sexistes, misogynes, humiliants,
dégradants. Plus personne ne laisse faire, l’indignation est collective.
» Tiens tiens, des foulards léopards, maquillages et paillettes
apparaissent, des banderoles sont déployées, des pancartes sont
brandies, des regards complices sont échangés, on dirait que les
féministes ont envie de rêver. Le gouvernement est hué, la foule siffle,
rit, applaudit, la foule se réveille. « Le patriarcat et le capitalisme
sont toujours là. Les dominants fantasment toujours sur le corps des
femmes et veulent toujours le dominer, s’enrichir avec. »
Le cortège s’élance en direction de la préfecture et du commissariat,
symboles du pouvoir qui nous méprise, nous opprime, nous insulte.
L’injustice, l’impunité, nous n’en voulons plus. La colère gronde pour
que nos vies ne soient plus classées sans suite. Elle est légitime, plus
de 80 % de nos plaintes pour viol n’aboutissent pas, le policier Yves
Milla est toujours en poste malgré une condamnation en première instance
pour violences sur son ex-femme et ses deux enfants. Nos ventres noués
le savent, nos voix se libèrent, nous ne nous tairons plus : la justice
est complice. Ce ne sont plus nos chants timides presque honteux qui
s’évaporaient dans les petites rues autour de l’ancien Palais de Justice
le 25 novembre. Ce sont des voix fortes qui tonnent contre la grille du
commissariat, elles résonnent dans tout le cortège.
On reprend une respiration, on relève la tête, nous sommes rue de la
Marne. Il y a des étincelles dans les regards, ça pétille dans tous les
sens, ça déborde. Les corps se libèrent, dansent, se rapprochent, ils
donnent le rythme. La batucada accompagne et la transe collective
débute. Désormais, le cortège fait corps et s’élance dans les rues
piétonnes de Poitiers. Sur son passage, des traînées de feuilles A4
apparaissent sur les murs – « Nous sommes les voix de celleux qui n’en
ont plus » ; « jupe voile même combat » ; « Mordre le maître et
retrouver la meute » – comme une trace de tout ce que les voix ont hurlé
dans le cortège. Bras dessus bras dessous, ça rigole, ça danse, ça
colle, ça cache les colleureuses avec des parapluies. « El estado
opresor, es un macho violador » les voix résonnent sous les arches des
Cordeliers.
Arrivée place du marché, premier arrêt devant une pizzeria « renommée »
de Poitiers. La batucada s’arrête. Une voix s’élève « Ravale tes
salades, ils en agressent une » le corps répond « on répond tou.te.s !
». On le scande, on le martèle, les tambours soutiennent. « Les
agresseurs on vous voit », les victimes sont dans nos rangs et on les
croit. Quelqu’une crie « bouffe ta pizza connard ». Le corps repart…
pour s’arrêter quelques mètres plus loin devant un bar. Rebelote, « Aux
chiottes les violeurs ». Au cas où les concernés n’auraient pas compris,
un message leur est laissé sur un muret juste en face. Sur la même
cadence encore un peu plus loin, le corps tambourine d’une seule voix «
on va te refaire ta fine gueule » avant de repartir direction rue de la
Regratterie. Sur le chemin, le corps s’enflamme au milieu de la place.
Espiègles ielles se mettent à danser et chanter, ielles font des rondes,
ielles invoquent « Darmanin dans le Clain ». Passage devant l’envers du
bocal, la fin nous tend les bras mais nous avons encore faim. « A la
chasse au caribou », nouveau sport local qui n’a rien à voir avec les
cervidés cependant. Comme un étau, le corps se masse autour du bar gardé
par les policiers. « Siamo tutti anti fascisti », CLAP CLAP ! Une
dernière fois le corps rugit « ils en agressent une, on répond tou.te.s
». Les cris reprennent et ne s’arrêtent plus, la colère est là, elle est
partagée dans nos rangs. La joie d’être ensemble déborde, pas de danse
et doigts d’honneurs se mêlent à merveille. Ça fait du bien, il est
20h30. Petit arrêt de jeu le temps de boire une bière tou.te.s ensemble.
Il est 23h, nous sommes à l’envers du bocal, DJ set et chorale féministe
se mêlent. Une rumeur circule, ça chuchote entre les verres que la fête
n’est pas terminée, le corps veut encore danser. Dans un coin, des
féministes se réunissent, ielles conspirent, ielles sont rejointes, le
cercle s’agrandit. D’un coup, le corps se reforme sur un air « La rue
elle est à qui ? », le pas de la porte est franchi. On prend la rue, «
elle est à nous ! » Meryl dans une enceinte, la batucada ponctue les
slogans, les chants. « Mieux vaut des punaises de lit qu’un mec-cis-het
dans ta vie ». A ce débordement, les mec-cis ne sont pas conviés. Ouf !
Qu’est-ce qu’on est bien entre nous. Entrée de la rue de la soif, ils
nous regardent agglutinés à l’autre bout. Confiantes, on avance
ensemble. D’ordinaire, dans cette rue le soir, on se sent seules,
humiliées et sexualisées. Mais ce soir, on l’envahit, ils s’écartent. «
Nous sommes fières, féministes, radicales et en colère ! ». Le corps
serpente dans les rues au gré des envies, repasse sur les traces de son
premier passage et célèbre la force qui le traverse. Place du Marché, un
feu d’artifice est lancé depuis les toits des halles. Explosion de joie,
le corps fait la fête, danse et chante jusqu’à 4h du matin, le corps est
rejoint par les passant.e.s. Entre rires gras, et discussions animées,
les refrains de Rihanna sont hurlés sur les souvenirs de cette journée.
Le corps se disperse. Derrière lui, sur le mur des halles du marché
restent les noms des 33 femmes tuées par leurs proches masculins en
2024.
Nous sommes le 9 mars 2024, on se réveille mais ce n’est pas comme
d’habitude. Gueule de bois et frissons de la veille, la joie est encore
là. Elle a marqué nos corps qui ne sauraient l’oublier. Nous ne rêvons
pas, hier pour la première fois, nous avons manifesté avec notre désir.
Rien à voir avec un rendez-vous militant, ce moment nous a profondément
marqué. Nous avons senti la sororité dans nos corps, la colère dans nos
tripes et la détermination dans nos regards. La joie dans l’air a
rayonné sans laisser personne n’y échapper. Cette journée est une
victoire, on n’est pas en 2124 mais nous avons gagné quelque chose. Hier
il n’y aura pas eu un silence. « Ils en agressent une, on répond
tou.te.s » résonnent encore sur toute la place, dans toutes les rues du
centre. Vous êtes prévenus, plus question de s’en prendre à nous. Une
armée de guérillères a pris la rue, Poitiers est à nous, Poitiers est
féministe. Sachez le, les misogynes, les dégueulasses, les dominants,
les mecs déconstruits les gros porcs, c’est terminé. On ne laissera plus
rien passer. Vous en agressez une, on répond tou.te.s.
Des participant.e.s au 8 mars 2024 à Poitiers