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Récit de la folle journée du 23 mars à Bordeaux


Après l’annonce d’un énieme 49.3 pour faire passer la réforme des retraites sans passer par un vote à l’assemblée, le mouvement social, globalement si calme et canalisé depuis le début a pris partout une nouvelle tournure et une nouvelle intensité. Et Bordeaux, ville réputée pour son calme (que certain.e.s qualifieraient de léthargique), n’a pas échappé à la règle.

 

Les manifestations sauvages ont éclairé la ville de feux de poubelles.

 
Ces feux semblent en quelques jours être entrés dans la grammaire du mouvement comme l’aurait été le cortège de tête en 2016 ou les ronds-points en 2018-19. Les assemblées étudiantes qui peinaient parfois à rassembler font désormais salle comble, les rendez-vous programmés à la dernière minute sur les réseaux ou appelés par les sections les plus combatives du front syndical se succèdent au rythme d’un rassemblement par jour minimum. On s’approprie la ville, on se rend dans les lieux dont on était tenu à l’écart lors des grands défilés syndicaux comme les quartiers chics et les grandes rues commerçantes. Les manifestant.e.s esquivent la police, dressent des barricades, refluent parfois, reviennent toujours et se soutiennent. Dans un même temps, les actions de blocage ou de sabotage se multiplient : envahissement de la gare après un repas des cheminot.e.s sur le parvis, énergeticien.ne.s qui accentuent leurs coupures ciblées, permanences visées et touchées de nuit ou de jour dans la région, etc. Les occupations et blocages des universités se multiplient également. La dernière en date ; l’université de Bordeaux Victoire dont la place géographique en centre-ville en fait un lieu stratégique pour le mouvement, lui permettant d’appeler à une convergence des différentes composantes de la lutte. Inutile de faire un dessin, on a la rage, et les signaux envoyés cette semaine ne font que renforcer cette détermination : le 49.3 d’abord, puis la motion de censure rejetée, le discours de Macron.

Il commence à paraître plus clair que la fable démocratique a fait long feu, entrainant avec elle celle du dialogue social, la foi dans les institutions et les politiques qui nous gouvernent.
 

Comme annoncé, cette folle semaine allait culminer avec la date intersyndicale du 23 mars.

 
En effet, c’est près de 110 000 personnes selon l’intersyndicale qui s’élancent en ce début d’après-midi depuis la place Tourny, record de mobilisation depuis le début du mouvement. Tout au long du parcours, les tags fleurissent et quelques poubelles et barrières de chantier sont mises en travers des rues, certaines prennent feu. La colère est palpable, mais aussi la joie et surtout la détermination à ne rien lâcher. Arrivée à la fin du parcours place de la Victoire alors que le cortège a dû traverser l’épaisse fumée d’un feu de poubelles, une foule dense et hétérogène s’élance pour continuer en manifestation sauvage et remonter vers l’hôtel de ville, point magnétique des manifestations du samedi pendant les Gilets Jaunes. Place qui avait déjà été atteinte le samedi précédent au cours d’une manifestation très déterminée elle aussi, où une partie du cortège avait été repoussée par des salves de lacrymogènes. Là encore, les flics se positionnent pour empêcher l’accès à la mairie et repousser les manifestant.e.s sur la place de la Victoire où se tient un rassemblement festif et des prises de paroles devant la fac occupée. Ce reflux a permis de gagner du temps pour réunir toutes les personnes du reste de la manifestation, déterminées à ne pas rentrer chez elles sagement. S’ensuivront durant 2h de nombreux affrontements, où de grandes barricades enflammées seront dressées pour barrer l’accès des CRS à la place depuis le cours Pasteur, mais aussi à l’entrée de la rue Ste Catherine.

Voyant que la foule ne se désagrège pas comme une volée de moineaux sous les salves de lacrymogènes, les flics en sous-effectif doivent avancer pour reprendre du terrain et récupérer la place où brûlent plusieurs lignes de barricades de poubelles. Une partie de la foule qui ne voit pas vraiment pour quelle raison elle devrait quitter la place se trouve repoussée dans le Cours de la Somme tandis qu’une autre se retrouve du côté de la fac occupée où certain.e.s manifestant.e.s géné.e.s par les gaz peuvent trouver refuge. Dans le cours de la Somme, la retraite des manifestant.e.s donne lieu à l’édification de nombreuses barricades et le terrain perdu est vite rattrapé par les gens qui se réagrègent par les rues adjacentes jusqu’à la place de la Victoire, que la police a bien du mal à « sécuriser ».

En parallèle, un cortège au moins aussi conséquent continue d’affronter la police depuis l’angle de l’université et de la place. Les flics finiront par partir de la Victoire, vraisemblablement parce que leur présence attise plus les tensions que l’inverse et parce que leurs effectifs semblent insuffisants pour nasser, entourer, ou même seulement empêcher l’accès à celle-ci. Une coupure électrique du quartier, opérée par des énergeticien.ne.s en lutte rajoute, pendant plusieurs heures à ce moment d’offensivité collective, une atmosphère très singulière. Le quartier est comme en état de siège. La joie et la fête s’emparent alors de la place et de la fac, qui en devient le prolongement et le bastion occupé. Une AG énorme se réunit, où il s’agit plus de chanter et de faire la fête ensemble que de prendre des tours de paroles. Dehors, on allume de nouveaux feux, autant pour célébrer la journée et la joie d’être ensemble que pour dresser des barricades.

À l’issue de l’assemblée et à la nuit tombée, un nouveau cortège s’élance de la place. Cette fois-ci, les rues semblent avoir été désertées par la police. Le cortège retrouve les débris presque encore incandescents des affrontements qui ont éclaté quelques heures auparavant. Entre la place de la Victoire et place Pey Berland, les dernières poubelles restantes se mettent à brûler. Ainsi, plusieurs centaines de personnes, telle une bande de joyeux lurons que plus personne ne peut contenir, se dirigent vers la municipalité. Au royaume Pey Berland, les portes ne sont faites que de bois... Quelques poubelles sont disposées minutieusement sur le seuil, et rendront possible la prodigieuse combustion. Les flammes se mettent très vite à lécher la porte sous les hourras de la foule, puis, un grand feu embrase l’entrée de l’édifice. Tout ceci, sous les yeux ébahis et éteints des pompiers présents dans leur camion, dans l’ombre de la place. Les flics, dépassés, arrivent au pas de course et le cortège repart en sens inverse en allumant tout le mobilier qu’il trouve sur son passage. L’insurrection étouffée des Gilets Jaunes était mue avec obstination par la puissance d’attraction de ce lieu symbolique. Ce qu’elle n’a pas réussi à réaliser à Bordeaux en près de 6 mois, ce mouvement semble l’avoir accompli après seulement deux tentatives.

Cette explosion de joie et de colère mélangées ne s’arrêtera pas là puisque de grands feux continueront de brûler jusque tard dans la nuit sur la place de la Victoire devant l’université occupée, alimentés sans relâche par toutes sortes de gens - de très jeunes, de plus ou moins jeunes, ou même couverts de cheveux blancs. Des gens qui auront pris au sérieux la nécessité de tout bloquer ou de zbeuler ici et maintenant contre Macron et son monde. Et c’est encore avec des flammes dans les yeux et un sourire rayonnant ou discret sur les lèvres que les gens s’adresseront à d’autres dans les rues, dans les facs ou dans les bars au cours de la soirée pour leur annoncer la nouvelle ; « vous avez vu, la mairie, on l’a brûlée ! »

Le bilan de cette journée se soldera par neuf interpellations en rapport à la manifestation, puis cinq personnes pour le feu sur la porte de la mairie (à ce jour, une personne est condamnée à un mois de prison avec sursis pour port d’arme de catégorie B, et deux sont sorties libres du tribunal judiciaire.). Nous pensons fort à elles et leur témoignons tout notre soutien, nous qui voyons autre chose dans ces gestes collectifs que des actes dénués de sens (dixit Hurmic) ou carrément attribués à l’extrême droite comme a cru intelligent de le suggérer un sombre « journaliste » de Rue89 Bordeaux face à un mouvement auquel il ne comprend manifestement plus rien. « Info » reprise par Mélenchon qui n’en est plus a une fake news près.

Nous voyons bien que la phase qui s’est inaugurée en cette fin de semaine sera marquée par la colère, mais aussi par la répression, celle qui individualise ou celle qui blesse. À l’heure où nous écrivons, la police est très présente sur la place de la Victoire aux horaires d’AG et on nous a rapporté de nombreux contrôles aléatoires dans les rues adjacentes avec fouille. Nous souhaitons que le mouvement qui s’est soulevé cette semaine reste uni, tout aussi déterminé et solidaire dans les temps qui viennent, pour se défendre et continuer ce qui peut désormais mériter le nom de combat. Car comme l’a si bien dit une banderole il y a quelques semaines dans la rue : « la meilleure des retraites, c’est l’attaque ». Ensemble et avec notre détermination, nous avons déjà réussi à annuler la venue de Charles III non seulement à Bordeaux, mais également en France (il devait venir visiter le palais Rohan et nous pensons que son aspect noirci n’est pas pour rien dans cette annulation de dernière minute, nous pouvons donc déjà saluer une victoire à notre actif).

Il s’agit donc maintenant de continuer. Continuer à effrayer les monarques cyniques et arrogants qui se cramponnent à leurs privilèges d’un autre siècle et essaient coûte que coûte de sauver leur monde qui flambe. Continuons à gagner.

Pour conclure, il nous semble à propos de rappeler un slogan que l’on a entendu ces derniers jours en manif : « Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité, Macron, Macron, on peut recommencer » et un autre qui pourrait devenir contagieux dans les prochaines semaines : « olala, olélé, mais qu’est-ce qui c’est passé, la mairie a brûlé, olala, olélé, mais qu’est-ce qui va ce passer, demain c’est l’Élysée »

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