Analyses Culture - Contre Cultures

Pérégrinations d’une galérienne des repas de famille


Quand on vient d’une famille de droite (même quand elle ne l’a jamais assumé), les repas de famille offrent deux possibilités : 1) être identifié·e comme le ou la militant·e de la famille pas très jojo ou 2) se taire face à des commentaires aberrants. Rester intègre peut parfois relever du défi.
Mais quand on vient d’une famille de droite qui accepte de discuter et même se disputer sans risque de rupture, sur fond d’amour inconditionnel, il y a là quelque chose de précieux. C’est cette intuition que l’on tente d’expliquer.

Serge Quadruppani a été cité dans un podcast lundi matin sur son éloge de la persistence dans le refus d’un état des choses (disons-le ainsi), s’adressant à un proche :

Cher Carl, à l’époque où commence à se construire une pensée autonome entre 14 et 18 ans disons, j’ai été confronté à deux affirmations qui sur le moment m’ont laissées à peu près sans voix. La première émanait de ma mère, ouvrière agricole et femme de ménage, qui a élevé seule quatre enfants. Comme je lui balbutiais quelques idées politiques elle a soupiré : « il y a toujours eu des riches et des pauvres, et il y en aura toujours ». Le deuxième propos, c’est un peu plus tard, une prof’ de philo que j’aimais bien. On s’était un peu agités dans le lycée (grèves avec occupation, affichage, graffitis) et à la reprise elle avait recommencé son cours sur Hegel comme si de rien était. Puis tout d’un coup au bout de quelques minutes elle a eu l’air de s’énerver toute seule et elle avait lancé : « qu’est-ce que vous croyez ? qu’est-ce que vous attendez de la vie ? La vie c’est aller dans un salon de thé, prendre un thé avec des gâteaux, et voilà on est content, c’est ça, la vie ! ». Je peux dire que toute ma vie j’ai essayer de donner tort à ma maman et à ma prof’. Identifier l’insupportable et rester son irréductible ennemi, c’est cela qui doit orienter ta vie Carl. Ce que Badiou appelle, il me semble, les points à tenir. Je pense qu’il est bien utile, à partir de sa propre expérience, de mettre en quelques phrases ce contre quoi on a envie de se battre, et de tenir sans cesse cette beligérance ouverte, de s’aggriper à la certitude de ce qu’on ne veut pas, comme on tient une forteresse d’où on repart, sans cesse, à l’assau. À condition que la forteresse ne soit pas bâtie sur des sloggans creux et des certitudes trop faciles.

C’est ce qu’on aimerait incarner nous aussi, une certaine éthique politique, autant dans la praxis de la lutte que dans le quotidien, moins relatable, de nos repas de famille. En effet, parmi celleux qui luttent, nombreux·se sont celleux qui se voient contraints à certains « débats » occasionnels, lorsque les sujets « d’actualité » amènent sur la table les positions conservatrices de papa, maman et ou les frérots / soeurettes à s’exprimer, et face auxquels il est difficile rester coi.

« Position conservatrice » c’est une façon peu claire de nommer un truc difficile à qualifier quand on est pris·e au dépourvu face aux réactions de celleux « qui ne comprennent rien », « n’ont aucun esprit critique », et gobent, comme une vache regardant passer les trains, ce qu’iels entendent sur France 2, la chaîne « objective parce que tu vois, c’est pas BFMTV ». On aura beau leur répondre que « c’est quand même la chaîne gouvernementale », leur faire lire des articles sur les coulisses de la rédaction de France Inter, et leur dire que les émissions critiques ne permettent que la légitimation des autres propos tenus par ailleurs sur la même chaîne, l’idée persiste.

Ces mêmes dîners de famille où, sous une série de je-parle-plus-fort-donc-je-te-coupe, apparaît furtivement un « Macron c’est quelqu’un de très intelligent » entrecoupé d’un « s’ils le font c’est bien pour une raison ! » et d’un « être au gouvernement c’est pas facile, j’aimerais pas être à leur place ».

Pour celleux d’entre nous qui luttent encore au sein de leur famille pour contrer le fatalisme d’une société qui considère que « de toute façon c’est comme ça », tordre le coup aux idées toutes faites et retourner les faux arguments, ce sera peut être un soulagement de croiser nos expériences et se demander à plusieurs « à quoi bon ? », sans prétention à répondre juste.

Car en effet, quand on revient dans nos cercles affinitaires, on entend bien les « à ta place j’aurais quitté la table », « je comprends pas pourquoi tu continues à discuter avec elleux, tu devrais pas aborder les sujets politiques ça ne sert à rien » et « mais tu t’énerves jamais ? ».

Si, en fait ça part souvent en embrouilles, mais c’est aussi une chance de pouvoir exprimer de profonds désaccords avec sa famille - les faire éclater - tout en ayant confiance dans le fait qu’elleux nous aiment encore. Cela pose question jusqu’à se demander si l’inverse est vrai. Perturbant ? Le fait est que l’on continue de revenir à ces dîners de famille.

Jusqu’à quelle impasse on discute ?

Le mieux pour dérouler la pelote est peut être de partir de cas concrets, et des questions que ceux-ci soulèvent.

Par exemple, un débat autour d’un grand projet. Ca commence comme ça « vous avez entendu parler de l’A69 ? » (on aurait pu prendre les LGV, plus complexe, ou les mégabassines, mieux connu).

A priori oui, c’est passé au JT, c’est déjà un bon début car on part parfois de très loin.

« Et alors vous en dites quoi ? » (questions biaisée, car souvent elleux n’en disent rien de plus que le JT reversé tel quel). Vient un échange du type :

- « J’en sais rien, tu sais c’est pas chez nous on n’est pas trop concernés »
- « Mais quand même c’est choquant qu’à l’heure de la sobriété, même si elle est ``mesurée » (sans dec’ vous avez entendu ça ?), on construit encore des autoroutes aujourd’hui ?« - »Mais certaines villes sont enclavées, on ne va pas les laisser sans rien" [ndlr : Carole Delga dans le texte]
- « Ah oui une autoroute à 18 euros aller-retour allez demandez aux habitants des petites villes s’ils sont contents, ca va leur changer la vie hein »
- « Ils ont bien fait une enquête publique non ? S’ils le font c’est pour quelque chose ! »
- « Mais l’enquête publique elle été défavorable ! Comme pour la LGV Bordeaux-Toulouse ! C’est toujours la même histoire vous le voyez pas ? »
- « De toute façon c’est toujours les voix négatives qui s’expriment, les enquêtes publiques ca vaut rien »
- « Ok, autant ne pas la citer alors ! Le fait est qu’elle est pas utile cette autoroute : on pourrait faire autre chose non ? Y’a des projets alternatifs, ils en parlent ça aux infos ? »
- « Bah le train ce serait mieux oui, mais en France on a misé sur le tout voiture, c’est comme ça » [ndlr : le projet alternatif porté par La Voie Est Libre ne consiste pas du tout en une nouvelle ligne ferroviaire, mais passons]
- « C’est pas une fatalité ça, bon sang. Si on choisit d’investir dans des gros projets c’est qu’il y a un certain but politique, il y a des choix qui sont fait quelque part non ? »
- « Bah alors t’as qu’à aller en politique toi si tu veux changer les choses »

Voilà.
Des fois on s’arrête là.
Des fois on continue.

Des échanges comme celui-ci il y en a régulièrement, ce ne sont pas les discussions du repas de Noël mais plutôt des occasions diverses chaque mois. On a d’ailleurs vite fait de passer pour le ou la militant·e de la famille, qui sert de référence pour les « Camille, ça va te plaire ça regarde ils en parlent aux infos » ; « J’ai un collègue qui revient de Bretagne, il a rencontré un élu qui veut passer au transport des marchandises par le train, mais la filière logistique est pas conçue pour le train, tu le savais ça ? C’est donc pas le soucis de lutter contre les routes ! ». Etc. Etc.

Ce qu’on y lit en filigrane, c’est à quel point nos proches sont dépossédés de leurs choix de mode de vie, de leurs actes politiques. Combien on oublie vite (la société oublie) que notre situation actuelle, et nos impasses, sont issues de politiques volontaristes, investisseuses, pour un certain modèle qui n’est jamais remis en question une fois qu’il est là. Puisqu’il est là, il faut faire avec. Combien on oublie aussi que les politiques actuel·les ne sont pas naturellement contraint·e·s à suivre un sillon déjà creusé. Quand bien même, il faut encore dire que « aller en politique » n’a aucun sens : on aura beau répéter que croire que la politique est un métier, quelque chose qui ne serait pas le quotidien, c’est en perdre le sens, et dénoncer le sous-entendu selon lequel pour décider de nos modes de vie il faudrait rejoindre un certain sommet, les alternatives à cette « politique » sont impensables nos proches bien installés dans le cadre culturel dominant.

Sans oublier le fameux point final de ces répliques consensuelles : « tu ne peux pas tout changer ! ». La suite se décline en deux arguments principaux : « de un c’est utopique, de deux c’est une mégalomanie de croire que tu vas pouvoir changer les choses, toi, parce que tu te rebelles ». Touché·e.

C’est là qu’on devrait expliquer (c’est-à-dire, prendre le temps), que ce n’est pas par volontée de prendre le pouvoir sur le monde qu’on cherche à le changer, mais parce que - comme le dit Serge Quadruppani - une fois identifié l’insupportable, on veut « rester son irréductible ennemi ». De là, le besoin de qualifier cet insupportable, et la part subjective de nos prises de position : comment expliquer ce qui est une évidence puisqu’on le ressent ? Puisqu’on le voit ? Comment souligner ce qu’il y a de profondément aliénant et futile dans le conditionnement de tous à sans cesse acheter, consommer, visiter, utiliser, compter, séparer, discriminer, gagner, réussir, performer, progresser ?
Comment expliquer (avec des vrais mots ?) que contre tout cela, on se contente jouir, vivre, aimer, partager, considérer, accueillir, écouter, évoluer, vibrer, résonner ?

C’est comme comparer les valeurs « de gauche » et les valeurs de « droite ». On se demande comment il peut rester des gens de droite. Dans un article de la revue mouvements, Penser le passage du social au politique, Ezequiel Adamovsky explique cela par un besoin d’ordre, allant sans doute de pair avec la peur de l’inconnu (accessible en ligne)

Comme dans ces films, l’attrait des appels à l’ordre de la droite découle de l’appréhension que ressent la société vis-à-vis de la possibilité croissante d’un désordre catastrophique. Du point de vue de l’individu, peu importe si le désordre est provoqué par un autre individu, par le hasard ou par un collectif progressiste qui agit dans le cadre d’une action politique. Peu importe si le responsable est un criminel, un fou, un gréviste ou un groupe d’action directe anticapitaliste : en cas de crainte d’un désordre catastrophique ou de la dislocation de relations sociales, le rappel à l’ordre de la droite se trouve en terrain fertile.

L’article étaye cette thèse du besoin d’ordre et élabore une pensée des institutions autonomistes (anti-étatique) qui permette de relier nos mouvements, collectifs et luttes au niveau politique, c’est-à-dire penser une alternative à l’État qui s’occupe de la gestion globale de la société et de son ordre capitaliste.

Pour l’ores, il s’agit de redescendre d’un étage et de réfléchir non pas au niveau social, mais à celui du noyau familial (ou de nos proches) contre lequel on butte avec nos idéaux autonomistes et émancipateurs, dans les discussions de comptoir fin de repas. En gros : réfléchir à ce qu’il advient après l’impasse de nos évidences insupportables frottées à leur peur du désordre.

La remontée des saumons chère à Bernard Stiegler

C’est à ce moment qu’on se questionne sur ce qui a rendu insupportable pour nous l’état de fait. Ce qui nous a fait sentir et voir (et depuis, voir partout) l’insupportable, puisque nous ne sommes pas né.e.s anti-étatiques (quoique pas particulièrement étatiques non plus, disons que nous avons été conditionné·e·s aussi un temps). Comme les saumons qui remontent la rivière, nous revenons donc à la source de notre pensée, comme le disait Bernard Stiegler dans le séminaire Pharmakon, et précisément cette séance.

À l’examen, on se dit qu’on a certes été marqué·e·s par des livres, des conférences et des écoutes, mais surtout par des rencontres et des expériences. On peut transmettre autant de références que l’on veut, il faut déjà qu’existe une brèche pour que ces critiques percent. Ensevelir nos proches sous une somme de réflexions critiques et de références ne ferait qu’entretenir le mythe du militant désormais incarné (pour mieux le mettre à distance ?) jusque dans les séries Amazon Prime (celle que la famille vous conseille de regarder). Cependant si le discours anti-système ne peut pas venir chaque fois de la même personne, rapidement « rangée » dans une catégorie mentale en discrédit, il reste nécessaire de toutes parts : on se doit de faire comprendre que quoiqu’il arrive le silence ne sera jamais un aquiescement, quitte à donner franchement notre avis quand on nous le demande. Car ce n’est pas en restant silencieux·se qu’on se fait ennemi·e indomptable, et ce serait franchement dommage de ne pas résister là où cela a le plus de chance de provoquer un séisme...

Le constat, c’est aussi que nous avons été mu·e·s par d’autres choses que des arguments rationnels ou des remarques sacastiques : l’indignation, l’injustice ou la colère ont aussi joué un certain rôle. Mais ressentir de l’indignation, c’est d’abord être ébranlé·e par quelque chose qui n’est pas tant un récit dramatique ou une scène tragique - puisqu’il y en a tant - mais une résonnance personnelle. Cela semble triste de ne se mettre à résister que lorsque nous nous reconnaissons dans une situation et non par compassion avec une souffrance étrangère, par altruisme ou par générosité. Mais si tel est le cas, autant trouver quoi, savoir « pourquoi on est contre », identifier nos fondements, surtout pour ne jamais verser dans le dogme ou la pensée automatique « anti ». On se dit que discuter avec nos proches permet aussi cela : cela nous oblige à retrouver la source, comprendre pourquoi on était si fâché quand personne ne l’était encore. Et peut-être qu’on comprendra en chemin pourquoi elleux sont si paisibles dans ce petit monde factice.

Finalement, débattre avec nos proches de ce bord là c’est témoigner de toutes les occasions où il est possible de ne plus marcher dans les clous. Dire ce qui est, ce qu’on vit, ce qu’on ressent, c’est aussi assumer que l’acte politique qui compte c’est déjà de dire « non », avant même de prouver quoique ce soit.

En somme, pourquoi débattre avec « nos proches de droite »

  • Cela oblige à se-réinterroger sans cesse, face aux questions qu’elleux nous posent ;
  • C’est l’effet de répétition qui fait qu’on gagne parfois de petites batailles sans le voir, parce qu’on tombe pile au bon moment, sur une résonnance ;
  • Un·e proche qui dit certaines choses, ce n’est pas abstrait ou impersonnel comme peut l’être le « on » que personne n’a jamais écouté ;
  • Cela permet de ne pas oublier d’où l’on vient.

Ne pas oublier d’où l’on vient.

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