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Mai 68 à Bordeaux et dans ses alentours (1/2)


Une montée progressive de la tension jusqu’à l’émeute.

Le récit de mai 68 à Bordeaux étant peu connu, nous avons cherché à la raconter de la façon la plus synthétique et complète possible. L’idée étant d’additionner et de recroiser les informations, les paroles et les faits rapportés dans les sources déjà existantes. Celles-ci sont d’ailleurs citées en fin d’article.

Pour plus de confort, nous proposons une narration en deux parties. La première recontextualise le mouvement et les enjeux de l’époque, et relate les débuts de la mobilisation jusqu’à son acmé qu’est la journée et la nuit du 26 mai. La deuxième partie s’attarde plus sur l’organisation de la grève, sur le rôle des syndicats et sur les différentes manœuvres mises en place pour un retour à la normale.

 
Lors de ses vœux annuels pour les Français.es, le Général de Gaulle déclare le 31 décembre 1967 : « C’est vraiment avec confiance que j’envisage pour les douze prochains mois l’existence de notre pays » et va jusqu’à conclure : « L’année 1968, je la salue avec sérénité ». On peut dire a posteriori qu’il s’est bien gouré. À peine quelques mois plus tard débutera un épisode de contestation parmi les plus grands que l’époque récente a connu. Ces évènements sont internationaux et se répondent en échos. Du Quartier Latin à la Place de Tlatelolco, des rues de Milan à celles de Prague, de Tokyo à Montréal, de la lutte pour les Droits Civiques aux États-Unis à la protestation contre la guerre au Viêt Nam en Allemagne, c’est un mouvement dans le monde entier qui conteste l’ordre des choses. Et s’il est international, il n’en reste pas moins local. Moins connu qu’à Paris, le Mai 68 bordelais et aquitain existe pourtant bel et bien, n’en déplaise au Maire de l’époque, le mythique Jacques Chaban-Delmas, aussi surnommé le « duc d’Aquitaine ». En effet, ce dernier, lors d’un entretien célébrant les 30 ans de Mai 68, déclare que la population de sa ville, par nature sceptique, s’était tenue à l’écart du mouvement de contestation et qu’il n’y avait pas eu de Mai 68 bordelais, tout juste « des épisodes n’ayant pas laissé beaucoup de traces ». Ce faisant, il alimente la réputation bordelaise de ville tranquille, dépassionnée, justifiant ainsi le surnom, qui lui est souvent donné, de Belle Endormie. Bordeaux et sa région ont pourtant connu un large mouvement de contestation, touchant l’université, la fonction publique, les usines et les entreprises. Et c’est de celui-ci que nous allons essayer de rendre compte.


Un contexte régional favorable à la contestation

 
Bordeaux n’a jamais été une grande ville industrielle. Cependant, sa périphérie immédiate accueille un certain nombre d’usines, principalement métallurgiques, aéronautiques et chimiques, que ce soit à Bègles, Talence, Pessac, Le Bouscat ou encore Mérignac. Si Bordeaux apparaît comme une ville en perte de vitesse avec une population vieillissante, elle draine pourtant de nombreux et nombreuses étudiant.e.s venant de toute l’Aquitaine. En 67, on inaugure le nouveau campus universitaire « à l’américaine », l’université Montaigne, qui accueille la moitié des 29 000 étudiant.e.s inscrit.e.s cette année-là. Les locaux changent, mais les règles restent conservatrices. Jusqu’en 68, le règlement des résidences universitaires à Bordeaux interdit toute visite d’une personne considérée d’un autre sexe au-delà de 18h et toute réunion mixte doit se terminer au plus tard à 22h.

Un bref coup d’œil sur la politique institutionnelle nous indique que l’Aquitaine est depuis plusieurs élections (celles de 65 et de 67) dans le camp de l’opposition à De Gaulle. Mais si le parti au pouvoir est soutenu par une minorité d’électeurs et électrices au niveau régional, il compte cependant des soutiens non négligeables à des postes importants. On peut penser à Jacques Chaban-Delmas, député-maire de Bordeaux depuis 1946-47, président de l’Assemblée Nationale depuis 1958 et aussi à Robert Boulin, député-maire de Libourne depuis 1958-59. De l’autre côté du spectre politique, il faut noter l’éclosion d’une nouvelle extrême-gauche, parcellée mais, très active. Des trotskystes, des maoïstes, des anarchistes (qui s’organisent tout comme aujourd’hui à l’Athénée Libertaire, 3 rue du Muguet), souvent qualifié.e.s péjorativement de « gauchistes », qui n’hésitent pas à entrer en conflit avec la CGT et le PC local. Ces groupes minoritaires touchent particulièrement l’université et participent grandement à l’extension de la contestation étudiante.

Même dans notre région, mai 68 ne sort pas non plus de nulle part. La tension monte les mois qui précèdent. En 1967, les salarié.e.s de la SIAM à Bordeaux Bastide, de la Compagnie industrielle de matériel de transport à Floirac, de la Forge et des Aciéries du Sud-Ouest, de la Laiterie de la Benauge et des Chantiers de la Gironde se sont engagé.e.s dans des actions revendicatives. Début 1968, des grèves se succèdent dans le monde du livre, aux PTT (l’ancien réseau de La Poste) ou encore au Port de Bordeaux. En avril 1968, les employé.e.s de trois usines Dassault de Bordeaux sortent d’un long et dur mouvement contre leur direction. Grâce à leur détermination et à l’originalité des formes de lutte (vacarme assourdissant dans les ateliers, suivi d’un long silence, débrayage tournant, constitution d’un comité de soutien, etc.), ils et elles constituent un exemple souvent invoqué dans les autres conflits sociaux.

Cette montée de la tension n’est pas exclusive à la Gironde et se retrouve partout dans la région. Prenons l’exemple de la Dordogne où l’on constate que les épisodes de lutte de 1967 sont particulièrement soutenus par la population locale. Lorsque l’on fait grève à l’usine de Polyrey à Couze, celle-ci est soutenue par de puissantes manifestations à Lalinde qui font reculer le patronat. C’est aussi le cas lors de la grève à Tractem à Bergerac, soutenue là aussi par la population de la ville, ou encore à Thiviers lors de la lutte aux Papeteries de Guyenne. Le 28 mars, on dénombre 10 000 personnes dans les rues de Rochefort en Charente Maritime, en soutien aux ouvrier.e.s de Sud-Aviation. En août, lorsque les cheminot.e.s de Périgueux se mettent en grève, la quasi-totalité des commerçant.e.s de la ville baissent le rideau de leur magasin en signe de solidarité.


Une montée progressive

 
Suite à la manifestation traditionnelle du 1er mai, les organisations vont petit à petit s’agiter. Sud Ouest évoque « l’agitation des milieux agricoles du sud-ouest » dès le 4 mai. Les syndicats universitaires et des travailleurs et travailleuses soutiennent publiquement les étudiant.e.s victimes de la répression policière à Paris. Le 7, Robert Escarpit, professeur de littérature et futur Président de l’université Bordeaux-Montaigne, se fait chahuter dans son cours à cause de ses écrits dans Le Monde. L’après-midi, 4000 étudiant.e.s manifestent tandis qu’un journal est lancé par les étudiant.e.s de l’IUT pour suivre la mobilisation à Bordeaux. Des drapeaux noirs sont remarqués dans le cortège, dont deux qui sont accrochés sur la façade du Grand Théâtre. La presse se félicite de la docilité des étudiant.e.s bordelais.e.s lors de leur première grande manifestation : « ils s’ébranlent par la rue Saint-Catherine avant d’aborder le cours d’Alsace-Lorraine. Pour passer, les porteurs de banderoles ont attendu que le feu de signalisation soit au vert ». Pourtant, la tension va monter de jour en jour. Des élèves de l’IEP refusent de passer une épreuve en solidarité avec les victimes de la répression. L’université de Lettres est occupée temporairement. À partir du 10 mai, les cours de la faculté de Lettres, Droit et Médecine sont perturbés.


« 10 ans ça suffit ! »

 
Un appel massif des organisations est lancé pour le 13 mai. La date est symbolique, cela fait désormais 10 ans, jour pour jour, que De Gaulle est au pouvoir. Ce jour-là, 20 000 personnes manifestent dans la capitale girondine, des dizaines de milliers dans toute la région. Toutes les facs se rassemblent en assemblées. Avec la multiplication des grèves dans tous les secteurs, la contestation passe d’une phase étudiante à une phase sociale, plus générale.

 

Malgré le début de la méfiance qui se met en place, entre les syndicats et les étudiant.e.s, entre les communistes classiques (PC, CGT) et les « gauchistes » (trotskystes, maoïstes, libertaires), chacun.e refusant de se faire récupérer par l’autre, la lutte se propage. Les usines commencent à être occupées. Les grévistes d’EDF provoquent des coupures tournantes et ciblées. Le 17 mai, le Centre de tri PTT est fermé, tout comme le dépôt SNCF de Bordeaux. Sans préavis, les cheminot.e.s arrêtent le travail. Le drapeau rouge est hissé devant la gare Saint-Jean et le lendemain, plus aucun train ne circule à l’exception d’un seul qui viendra du Lot-et-Garonne. Ce sont les paysan.ne.s du coin qui envoient un convoi entier de pommes de terre pour soutenir les grévistes dans la galère. Des branches locales relaient les appels à la grève illimitée qui se répand. 500 étudiant.e.s occupent la Faculté de Lettres, décrètent la dissolution du Conseil de Faculté et élisent comme nouveau doyen, un étudiant de 23 ans. La Mairie de Talence se déclare solidaire des mouvements ouvriers et étudiants. Les gares de Marmande et d’Agen sont occupées. On annonce 30 000 grévistes en Gironde. À partir du 21 mai, de nombreuses écoles et mairies de la CUB ferment et les locaux de l’ORTF (Office de Radiodiffusion-Télévision Française, ancêtre de la télé et de la radio publiques d’aujourd’hui) Bordeaux-Aquitaine sont occupés par les technicien.ne.s. Le port autonome de Bordeaux est bloqué. Ce sont déjà 180 entreprises qui participent à la lutte. Le lendemain, c’est au tour des Grands Magasins. La grève des éboueurs et éboueuses a paralysé la ville. Poubelles et sacs envahissent le trottoir. Le Maire doit faire dégager le centre-ville par l’armée et des véhicules privés.

Le 23 mai, on dénombre 270 établissements en grève. 2000 étudiant.e.s partent de Saint-Michel, passent devant la Mairie où ils et elles secouent les grilles, avant de se rendre au Grand-Théâtre, symbole comme chacun.e le sait, de la bourgeoisie bordelaise. Le bâtiment est alors occupé par plusieurs centaines d’étudiant.e.s. On se rassemble dans le parterre et dans les galeries, après avoir décoré la loge municipale de drapeaux rouges. Le Préfet Delauney vient en personne seul sur scène et dessert un discours d’une démagogie et d’un paternalisme sans limites : « Celui qui vous parle a été étudiant comme vous. Il a passé son bac à 24 ans, parce qu’il avait commencé sa vie comme domestique, en travaillant ». Il évoque ensuite sa jeunesse, ses études, la résistance et sa condamnation à mort par les Allemand.e.s. Il poursuit : « Je suis venu vers vous tout seul parce que je vous fais confiance ; mais je n’ai pas le droit de vous donner un théâtre qui n’est pas à moi. Je n’oublierai pas que tout a été fait pour qu’il n’y ait pas ici de violence. Je vous demande de vous conduire en éléments majeurs. Pas un seul d’entre vous ne sera contrôlé, retenu, je vous demande seulement d’évacuer la salle ». Quelle tristesse de savoir que la majorité des occupant.e.s se lève et quitte les lieux. Ensuite, les CRS (dont les syndicats avaient déclaré le jour même leur solidarité avec les travailleurs et les travailleuses) délogent la centaine de personnes qui avait choisi de rester. Par la suite, on apprend que si le Préfet a donné de sa personne, c’est parce qu’il était impensable de faire intervenir la police pour déloger de force les étudiant.e.s, ce qui aurait pu causer des dégradations importantes dans ce qui est considéré comme un joyau du XVIIIe siècle. On a bien vu, lors de l’occupation du Grand-Théâtre en 2021 que la Préfecture fait tout pour ne pas avoir à intervenir à l’intérieur du bâtiment. C’est dans ces cas précis que l’Histoire doit nous servir de leçon.


« Nuits des barricades »

 

À partir du jour suivant, se mettent en place des barrages routiers dans tout le Sud-Ouest. C’est aussi à cette date que débutent les affrontements avec la police, qui vont durer jusqu’à une heure et demie du matin, autour de la Place de la Comédie. Au Bouscat on tague « Mort à De Gaulle, le dictateur, le fumier », ailleurs « Liberté » sur 6 mètres de long, sur le campus de Pessac, on affiche « Cette société est pourrie. Il faut la foutre en l’air pour en construire une autre ». Le paroxysme est atteint dans la nuit du 25 au 26 mai. Lors de son allocution à la télévision, le Général de Gaulle annonce voir une menace de « guerre civile » dans les évènements en cours, et se pose à nouveau en sauveur. Ce discours ne passe pas, cette technique de « moi ou le chaos » met le feu aux poudres. Ce samedi, fait significatif, les commerçant.e.s ont baissé leurs rideaux. Les 5000 personnes de la manifestation étudiante arrivent vers 18h aux abords de la Mairie. Alors que des banderoles sont accrochées aux grilles, la police surgit de la rue des Remparts et charge violemment pour dégager le bâtiment.

 

Les manifestant.e.s refluent vers la Faculté de Lettres occupée (aujourd’hui le Musée d’Aquitaine). C’est le début de plusieurs heures d’affrontements. La police parle de cent personnes casquées avec des drapeaux rouges, rejoints ensuite par d’autres. Jets de pavés contre grenades lacrymogènes. Depuis le toit de la faculté, on jette les tuiles. Une centaine de manifestant.e.s va jusqu’au marché des Capucins où ils et elles montent une pyramide de cageots. D’autres édifient une barricade cours de l’Intendance avec des barrières de chantier et des échafaudages démontés. On parle de 14 barricades en tout, autour de la place de la Victoire, cours Aristide Briand, cours Pasteur et rue Sainte-Catherine, autour de la faculté des lettres, rue Paul Bert, cours Victor Hugo, cours d’Albret, rue du Maréchal Joffre et rue de Cursol. Lorsque les flics approchent du parking Victor Hugo, ils sont bombardés de pavés et de projectiles lancés depuis les niveaux supérieurs du bâtiment.

 

Depuis la fac, cours Pasteur, on transporte chaises et bureaux pour former des barricades, tandis que l’on amène des pavés, depuis la rue vers le bâtiment, qui serviront de munitions. La faculté ressemble désormais à une scène de guerre avec ses pavés éparpillés sur chaque mètre carré. Au rez-de-chaussée l’air devient irrespirable à cause des gaz lacrymogènes dont l’effet est atténué par les seaux d’eau déversés par terre. Chez les manifestant.e.s, on dirige les blessés vers le café des Arts, transformé en poste de secours, où officient des étudiant.e.s en médecine en blouse blanche. Des bouches d’incendie sont ouvertes pour imprégner mouchoirs et foulards et résister ainsi aux gaz lacrymogènes. Des vitrines sont brisées. Le Doyen Papy et le Préfet négocient l’évacuation de la fac. Après des discussions et l’engagement que les flics les laisseraient sortir sans violence ni contrôle, les occupant.e.s sortent, harassé.e.s de fatigue. Cette « nuit des barricades » se termine vers 2h30. On parle de 109 blessé.e.s, 56 CRS dont 6 hospitalisés et 40 étudiant.e.s, et de 90 arrestations. Les traces de ces affrontements sont impressionnantes.

 

 
C’est dans ce moment d’agitation que cette partie I prend fin. Nous vous invitons à poursuivre la lecture de cet article en basculant à la partie II. Celle-ci traitera de l’organisation de la grève, du rôle des syndicats et des différentes manœuvres mises en place pour un retour à la normale.

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