Des participants au rassemblement de Sainte-Soline nous ont transmis ce texte. Il propose d’analyser la débauche de violence survenue dans les Deux-Sèvres, non pas comme un simple excès policier ou préfectoral mais comme un stratégie délibérée du pouvoir pour écraser le mouvement écologiste déterminé et reprendre la main sur le mouvement social en train de le déborder. Une stratégie contre-insurrectionnelle opérant sur trois plans : médiatique, psychologique et militaire.
Ce qu’il s’est passé à Sainte-Soline - on ne parle pas ici des milliers de personnes présentes, de l’incroyable détermination des manifestants, ou encore du fait que le cortège ait atteint les grilles de la bassine, mais malheureusement des 200 blessés, dont 40 graves, et du fait que deux camarades sont actuellement dans le coma.
Ce qu’il s’est passé à Sainte-Soline, donc, doit être considéré comme un piège odieux tendu par le pouvoir.
Il fallait, ce samedi 25 mars, faire mal, tout en réduisant les actions des opposants (opposants aux bassines, mais par extension aussi au gouvernement) à des velléités violents voire terroristes. Il ne s’agissait pas seulement d’une vengeance suite au camouflet subi il y a 6 mois par la préfecture des Deux-Sèvres (quand un cortège rapide, malin, divers, avait réussi à fouler le sol de ce cratère qu’on appelle bassine). Il ne s’agissait pas seulement d’intimider le mouvement écologiste. Malheureusement pour les manifestants, ceux-ci ont fait les frais d’une opération qui visait bien plus que cela, une opération contre-insurrectionnelle, aux volets médiatiques, psychologiques et militaires.
FACTIEUX
Par ce qu’on appellera un hasard du calendrier (qui est en fait moins un hasard que la conséquence d’une situation politique instable), le rendez-vous des Soulèvements de la Terre s’est déroulé au pic d’intensité du mouvement contre la réforme des retraites. Après presque une semaine de manifestations nocturnes suivant l’usage du 49.3, Macron s’exprimait. C’était mercredi, après que le renseignement intérieur alerte d’un contexte pré-insurrectionnel. Le principal objectif de cette intervention (programmée à 13h afin de s’adresser à un public identifié comme réactionnaire) était de créer la peur, de briser le soutien populaire au mouvement social et faire porter la responsabilité des troubles à une fiction bien commode : les "factieux", terme délibérément nébuleux et insaisissable. En regard, il ne peut y avoir que le retour à "l’ordre républicain", "moi ou le chaos".
Les corps mutilés des manifestants de Sainte-Soline sont la conséquence directe de la parole présidentielle. Puisque sa puissance performative dans cette crise est réduite à presque rien, il allait falloir tout un agencement, - et en premier lieu 3200 gendarmes concentrés autour d’un trou -, pour lui donner raison.
ASSASSINS
La manœuvre élyséenne fut rendue publique : d’abord parier sur un baroud d’honneur syndical (jeudi) ; ensuite présenter le mouvement comme minoritaire et manipulé par les factieux. Jusqu’à présent la presse échouait à établir le profil-type des participants aux manifestations nocturnes, désormais il faudrait parler d’eux comme de "casseurs d’ultra-gauche" [1]. Dans ce contexte, le week-end de Sainte-Soline devait venir apporter la preuve de cette assertion.
La première étape de l’opération fut assez similaire à ce qu’on avait vu le 8 décembre 2019, ou plutôt les jours précédant l’acte IV des Gilets Jaunes. D’abord s’étalent dans la presse les propos anonymes de policiers : ils révèlent n’avoir jamais rencontré une telle violence ! "C’est du jamais-vu !", "C’est pire que les Gilets Jaunes !", "Certains sont là pour tuer" [2]. La question de savoir si les manifestants sont de possibles "tueurs de flics" est débattue calmement sur les plateaux télé. Sur BFMTV on admet qu’aucune arme à feu n’a jamais été saisie en manifestation, ou encore que la "littérature" du "Black Bloc" n’évoque pas le meurtre comme pratique. Mais qu’importe. Le qualificatif d’assassin est "discuté", donc posé. On le retrouve, évidemment, et comme point d’orgue, dans la bouche du ministre de l’Intérieur lui-même.
L’ennemi, bête sanguinaire exclue de la communauté humaine, est créé. Il s’agit maintenant d’annoncer sa future apparition : le 8 décembre 2019 sur le rond-point de l’Étoile, ce week-end à Sainte-Soline. Le ministre de l’agriculture peut rentrer dans la danse, en désignant les opposants aux bassines comme des barbares qui « ne pensent pas à la vie humaine comme un bien précieux ». Plus tôt, un commandant CRS avait déjà prévenu qu’« on est à la veille d’une insurrection. J’ai peur qu’un de mes gars tue un manifestant ».
PÉTANQUE
Le scénario est limpide et toutes les manœuvres médiatiques deviennent d’une grossièreté ridicule. Ainsi Darmanin, qui pose effrayé à côté de camping-gaz ou de boules de pétanques, la préfecture qui annonce avoir saisi des armes, en l’occurrence de petites haches et des couteaux (qui a déjà entendu parler en France de manifestants brandissant des haches ou des couteaux ? Personne évidemment). On pourrait se contenter de dénoncer "un cirque" si cela n’avait pas conduit à de telles horreurs. L’opération de com’ ne fonctionne ni sur une partie des journalistes, ni sur les opposants (même institutionnels) aux bassines, mais ce n’est pas son but. L’objectif ici est de préparer la scène sur laquelle se dérouleront les opérations policières du lendemain qui, elles, auront la triste efficacité qu’on leur connaît. « Nous verrons des images extrêmement dures », annonçait calmement un ministre de l’Intérieur visiblement au courant du scénario.
GRENADES
C’est donc pour appuyer ces manœuvres politiciennes - celles qui permettent aujourd’hui d’annoncer qu’après « l’irruption de la violence, Emmanuel Macron veut incarner le camp de l’ordre » - c’est pour ces manœuvres infâmes, que l’on aura subi cette grêle de grenades incessante. L’absurdité de la situation, que les trois cortèges ont découvert en approchant la bassine de Sainte-Soline, a été décrite ailleurs. D’aucunes ont analysé les provocations de Darmanin comme l’organisation d’un rendez-vous viril, une tape de hooligans dans les champs, et que c’est ce rencard organisé qui se dévoilait à l’approche de la bassine. Les médias se sont empressés d’emboiter le pas à la communication pde la préfète et des syndicats policiers d’extrême-droite : la violence venait des deux côtés. Le combat serait donc symétrique, pourquoi pas « équilibré ». 3200 forces de l’ordre, un canon à eau, deux hélicoptères, des blindés qui tirent des grenades, des drones, des quads, des camions bâchés, pour protéger et défendre... un cratère vide, par définition indestructible. Mais là où l’asymétrie était la plus choquante et la plus probante ce n’était même pas dans la disparité des forces mais dans les buts poursuivis. L’objectif des manifestants à Sainte-Soline était de déjouer le dispositif, de parvenir jusqu’au cratère, d’y planter des drapeaux comme autant de pieds de nez au pouvoir et à ces bassines absurdes. L’objectif des gendarmes était de déployer toutes leurs forces et leur brutalité contre des manifestants mal ou pas protégés afin de les traumatiser, de les blesser et de les décourager. Les uns visaient un symbole déguisés en outardes, les autres visaient des corps harnachés d’armes de guerre. Les premiers voyaient dans ce cratère la métaphore de l’avenir que le pouvoir nous réserve, les autres ont défendu un ordre, un trou, un vide.
On pourrait se dire : cela vaut donc bien cher, l’orgueil d’une préfète. Mais ici, il s’agissait de bien plus que de cela. Il s’agissait d’affirmer qu’il n’y a pas d’instabilité aujourd’hui en France. Que ceux qui fomentent le désordre sont là, à Sainte-Soline, qu’on les traitera comme minoritaires et inhumains, et donc que l’on est prêt à tuer si besoin. Car il faut bien le dire maintenant [3], quand on tire 4000 grenades au lanceur Cougar [4], donc de manière indiscriminée, donc de façon à ce qu’elle puissent éventuellement exploser à hauteur de tête, c’est que visiblement, on « ne pense pas la vie humaine comme un bien précieux » [5].
Que pour défendre un trou dans la terre, on est prêt à tout.
Pour défendre un cratère qui visiblement représentait tout autre chose que ce qu’il était.
Un trou comme symbole du pouvoir.
MAINTIEN DE L’ORDRE
Les exactions médiatisées de la Brav-M à Paris ont pu être perçues comme des actes de police déviants, voire ceux d’une brigade fascisante, qu’on aurait le loisir de dissoudre pour régler le problème. A Sainte-Soline il n’y a pas eu les exactions de quelque-uns. Il n’y a pas eu LE gendarme, faisant un usage non-réglementaire de ses armes. Ce qu’il y a eu, c’est un dispositif méthodique, méticuleux, systématique, qui visait, dans son ensemble, à écraser, à blesser, à terroriser les manifestants quels qu’ils soient.
Un dispositif qui ne visait évidemment pas le maintien de l’ordre (on a dit qu’il n’y avait dans ce trou géant rien de matériel à "protéger"), mais le maintien d’une certaine idée de l’ordre global. Un ordre qui réserve pour chaque manifestant une grenade et cette menace : "protestez, il vous en coûtera". Que l’on marche en ville contre une réforme et un gouvernement ignobles, ou bien dans les champs contre un mode de production funeste, la police et ses dérivés n’ont dans tous les cas pour finalité ultime que de plier nos corps à la discipline gouvernementale. Par la matraque, le gaz, l’insulte, la menace, l’intimidation, l’enfermement, la grenade, le tir, le harcèlement, la terreur, l’écrasement, la diffamation. Jusqu’à la mort s’il le faut. Ainsi est le message criminel que voulait nous envoyer Darmanin, Macron, la préfète, les flics, le pouvoir depuis Sainte-Soline. Ainsi ils prouvent qu’il y a bien un lien entre la protestation contre les bassines et le mouvement contre les retraites : leur inquiétude.
MAINTENANT
En haut lieu, on souhaitait faire d’une pierre deux coups : mettre un coup d’arrêt au mouvement écologiste en même temps qu’au mouvement social. Traumatiser les manifestants des champs pour effrayer ceux des villes, pour que la mobilisation des uns cesse d’alimenter celles des autres [6]. Le pouvoir a alors transformé la bassine en allégorie de lui-même : des forces acculées, dans une forteresse défendant le vide. C’est ce qu’il est en ce moment et c’est ce que l’on continuera de révéler.
Ici, à Sainte-Soline on a vu qu’acculée comme elle l’est, la Macronie est prête à toutes les ignominies.
Plus encore que le 8 décembre 2019, quand déjà il annonçait des morts, le pouvoir apparaît comme fébrile, ses mouvements mal assurés, il bafouille. Bien sûr qu’aujourd’hui on ne se réjouira pas de ces tremblements - eux qui furent la cause de tant de blessures.
Mais il faut affirmer qu’il y a encore une voie pour ne pas se laisser dominer par l’effroi et la stupéfaction, et continuer la lutte. Le gouvernement a opportunément fait le rapprochement entre les manifestations du mouvement des retraites et celles du mouvement anti-bassine. Qu’à cela ne tienne. Ce samedi il n’y avait pas que la police. Il y avait aussi une détermination incroyable.
Celle-ci peut se décaler à nouveau et revenir dans la rue.
La peur doit rester dans leur camp.
Rendez-vous mardi, et le jour d’après, et le jour d’après...
Texte d’abord paru sur Lundi Matin.