Analyses Culture - Contre Cultures

­Interview de Johan Badour, fondateur des Éditions Divergences


Les livres de la jeune maison d’édition Divergences pullulent dans les librairies et sur les étagères des militant.e.s. Défaire et se défaire de la police, se libérer du travail, être toutes et tous féministes... Avec des couvertures bien reconnaissables, ces livres posent les questions de notre temps. On a demandé à son fondateur, Johan Badour qu’il nous présente son parcours et son projet.

- On sait que tu viens de Bordeaux, que tu as développé ta maison d’éditions à Paris, peux-tu nous parler de ton parcours ?

J’ai grandi et vécu à Mérignac jusqu’à mes dix-neuf ans. J’ai fait toute ma scolarité dans cette ville avant de faire deux années en fac d’économie à Bordeaux 4 après un passage express en prépa au Lycée Gustave Eiffel. J’ai quitté la région bordelaise en 2012 pour aller poursuivre mes études à Rennes, en sciences politiques. Je viens d’une famille politisée très à gauche, mais c’est vraiment en Bretagne que je suis entré en contact avec le milieu militant, notamment à travers la Zad de Notre-Dame-des-Landes ; 2012 étant l’année de l’opération César et des grandes mobilisations de soutien à l’occupation. Pour la première fois, j’ai donc mis les pieds dans un milieu avec lequel je partageais une certaine sensibilité politique, un besoin d’engagement aussi. Je lisais déjà beaucoup d’essais politiques et économiques (notamment marxistes), mais c’est à Rennes que je suis tombé pour la première fois sur les textes du Comité Invisible ou que j’ai participé à des actions un peu plus risquées que de simples manifs. J’y ai rencontré aussi beaucoup de personnes qui m’ont pas mal impacté, politiquement parlant. Après Rennes, j’ai mis un peu d’argent de côté et je suis parti voyager en Amérique du Sud plusieurs mois avant de rentrer en France. Je me suis ensuite inscrit en master de sociologie et philosophie politique à l’Université de Paris Diderot et ai donc emménagé à Paris en 2014.

- Divergences est fondée en 2016, année du mouvement contre la loi Travail, des cortèges de tête, où l’on observe une radicalisation d’une partie importante des acteurs et actrices des mouvements sociaux. C’est aussi dans cette période que d’autres maisons d’éditions d’ouvrages politiques et de philosophie politique voient le jour. Comment expliquer cet élan ?

Début décembre 2015 se tient à Paris la COP21, deux semaines à peine après les attentats du Bataclan. Depuis plusieurs mois, des militants écolos, des activistes, des étudiant.es se mobilisent pour dénoncer la mascarade qui s’annonçait et Paris Diderot, l’université où j’étais étudiant s’est retrouvée, je ne sais trop pour quelles raisons (pas pour son passif d’université rebelle en tout cas) à être l’un des épicentres de la contestation. J’ai donc participé, avec beaucoup d’autres, à l’organisation de rencontres, de discussions, à la préparation de manifs et ce, depuis la fac, où un petit groupe d’étudiant.es partageant des idées communes a commencé à se former. Je pense que cette dynamique, enclenchée quelques mois avant le début des manifestations contre la loi Travail n’est pas pour rien dans la forte mobilisation qui a secoué cette université, pourtant peu habituée aux mobilisations étudiantes, durant le mouvement qui a suivi. Le printemps est arrivé, la loi Travail, Nuit Debout, le cortège de tête... La forme habituelle des manifestations parisiennes a largement été bouleversée par l’énergie des différents groupes, des différentes bandes qui existaient à Paris à ce moment-là, comme le MILI. Nuit Debout a eu son importance aussi, au moins en tant que lieu de repli, de rendez-vous, de rencontre, de fête. Plusieurs manifs sauvages pouvaient partir le même soir de la place de la République, c’était aussi l’occasion de traîner, de rencontrer des gens.

À Diderot, on a commencé à occuper une salle, la 027C, je ne sais plus à quel moment précisément, qu’on a gardé quelques semaines et où il ne se passait pas grand chose sinon des discussions, quelques fêtes et de bonnes rencontres. Au même moment, avec quelques ami.es on a commencé à écrire des petits textes que l’on signait Comité érotique révolutionnaire (le « érotique » c’est pour Marcuse, on venait de lire Eros et Civilisation) et qu’on publiait sur différents sites, dont Lundimatin ou Palimpsao. C’était des petits textes d’intervention sur le mouvement, assez courts, mais qui ont pas mal circulé. On s’est ensuite décidés à en faire un peu plus fouillé sur la question du travail, puisque c’est bien ce dont il était question dans ce mouvement. Le texte étant un peu trop long pour en faire un article. On a d’abord pensé à le sortir sous forme de brochure qu’on pourrait imprimer à la fac ou dans un squat montreuillois qui nous laissait utiliser ses imprimantes. Mais en parallèle, j’avais commencé, de mon côté, à réfléchir un peu sérieusement à créer une maison d’édition. Je n’y connaissais absolument rien, mais j’avais rencontré, peu de temps auparavant, Michel Valensi, le fondateur des éditions de l’Éclat. Contrairement à ce que beaucoup d’éditeurs auraient pu me conseiller, il m’a rapidement poussé à me lancer, sans chercher à faire de formation universitaire dans ce domaine. J’ai donc créé une association, suivi des cours du soir de la mairie de Paris pour apprendre les bases d’InDesign et surtout sondé un peu à quel.les copains et copines je pourrai demander de l’aide pour le graphisme, les corrections, etc. C’est comme ça que la maison est née et Libérons-nous du travail a été le premier livre que l’on a publié.

Historiquement, on remarque une corrélation très forte entre l’ébullition sociale et politique et l’émergence de nouvelles maisons d’édition critiques. Les grèves de 1995, par exemple, ont débouché sur la création des éditions Raison d’Agir, mais aussi La Fabrique ou Agone. Depuis 2016, on assiste à la naissance de nombreuses maisons d’édition de sciences humaines : Hors d’Atteinte, Anamosa, les Éditions du Commun et beaucoup d’autres. De nombreuses revues ont émergé aussi ces dernières années. Il y a quelque chose de cyclique là-dedans. Rien d’étonnant que dans des périodes d’émulation politique et intellectuelle des gens aient envie de créer des structures pour diffuser des idées qui leur paraissent importantes pour penser le monde dans lequel on vit et essayer d’agir dessus. Toutes ne survivront pas nécessairement, mais l’émergence de nouvelles maisons est le signe d’une certaine vitalité sociale et politique.

- On reconnaît les ouvrages de cette maison d’édition à la couleur du livre ainsi qu’au fait que le texte de présentation, généralement lisible au dos, soit présent en première de couverture. D’où vous est venue l’idée ? Un master en marketing ?

Cette charte graphique est le fruit d’une rencontre avec deux graphistes : Morgane Masse et Anouk Rebaud en 2018. J’avais pour projet de créer une collection sur la ville à ce moment-là et des amis communs nous ont mis en contact. Le courant est bien passé, on a donc décidé de travailler ensemble sur la charte graphique de ce qui devait être une petite collection sur la ville. Le premier livre que l’on a fait ensemble est donc Habiter contre la métropole du Conseil nocturne. L’idée était de faire des livres simples, beaux, colorés et identifiables en un coup d’œil. Parme les sources d’inspiration, il y avait la cultissime Petite Collection de Maspero bien sûr, mais aussi Suhrkamp en Allemagne ou La Fabrique, dont la charte graphique n’a pas bougé depuis plus de 20 ans, mais reste toujours aussi efficace. De fait, ce projet de collection n’a pas tenu bien longtemps, mais on a décidé de continuer à utiliser cette charte graphique pour les livres les plus théoriques que l’on était amené à publier. On s’est assez rapidement rendu compte que cela marchait bien, les librairies ont commencé à mettre nos livres côte à côte en librairie, les lecteurs à mieux identifier la maison d’édition et l’on avait globalement de bons retours. Cette charte s’est donc imposée d’elle-même et a pris peu à peu une part de plus en plus importante dans notre catalogue avant de devenir, aujourd’hui, l’ADN même de la maison.

- En quelques années, les livres que tu proposes ont trouvé une belle place sur les tables des librairies ainsi que dans les bibliothèques des militant.e.s. Ton catalogue promeut une soixantaine d’ouvrages. On se demande souvent comment tu fais pour publier à cette fréquence ?

On publie une grosse dizaine d’ouvrages par an environ. C’est du boulot, mais je ne suis pas seul, Alex Taillard travaille avec moi à l’édition de tous nos livres, Alexandre Mouawad sur les corrections, Zoe Serafinowicz, la communication, Morgane Masse sur le graphisme donc, et on travaille depuis peu avec une attachée de presse, Françoise Laigle. Chacun.e avec des niveaux d’implication et des statuts différents. On s’appuie aussi sur notre diffuseur Hobo et notre distributeur Makassar. Aussi, j’aurais tendance à dire que, dans le fond, les choses sont de plus en plus faciles. Plus nos livres fonctionnent, plus il devient aisé de convaincre des auteurs ou autrices de travailler avec nous, c’est un cercle vertueux en quelque sorte. On reçoit aussi de plus en plus de très bons manuscrits. On commence à devoir faire des choix un peu difficiles, à refuser certains textes que l’on aurait faits sans hésiter il y a deux ou trois ans. Mais faire plus de livres n’aurait pas trop de sens, il nous faudrait changer complètement de mode de fonctionnement, d’échelle et je me retrouverais probablement à ne faire plus que de la gestion, ce qui n’est franchement pas la partie la plus intéressante du boulot. J’aime bien pouvoir toucher à tout, de la compta à la manutention, de la presse à l’administratif, de l’édition aux relations libraires. Ça rend la chose plus vivante et surtout, ça me permet de mettre un peu le nez dans les différentes facettes du métier, jusque dans ses dimensions les moins romantiques.

- Bien que les parutions soient diversifiées, on voit une certaine cohérence dans ton choix éditorial. Quelles sont les lignes politiques que tu souhaites tenir et promouvoir ?

Comme Eric Hazan (je crois) l’a dit quelque part, une maison d’édition, ce n’est pas un parti politique. En tout cas ce n’est pas comme ça que je le vois. J’ai créé Divergences quand j’avais 23 ans. Si mon catalogue avait une cohérence absolue aujourd’hui, ça serait un peu inquiétant. Les choses bougent, les gens aussi. Un catalogue c’est le fruit de dizaines de rencontres, de discussions, d’opportunités saisies ou ratées, ce sont des choses dont on est fier et d’autres un peu moins. Ce qu’on ne voit peut-être pas de l’extérieur, c’est qu’en tant qu’éditeur, on compose en permanence, on bricole, on ajuste. Je ne me suis jamais mis de limites dans les sujets ou les thématiques à explorer avec divergences. On a publié sur le genre ou l’écologie, sur la technique, sur la trap, sur la Révolution française ou le communisme libertaire espagnol...

Dans le fond, ce qui nous motive, c’est une curiosité et une attention au monde dans lequel on vit, aux formes que peuvent prendre sa critique radicale, son rejet, mais aussi à la vitalité qui émerge de ses marges, de ses angles morts. S’il faut saluer le travail remarquable que font certaines maisons amies dans l’exhumation de textes importants pour notre camp, comme les éditions La Tempête pour citer une maison bordelaise, je me sens personnellement bien plus attiré par les auteurs et autrices vivant.es, de par leur inscription pleine et entière dans notre époque et pour les liens qui pourront (ou non) se tisser au cours du processus éditorial. C’est plus risqué, forcément, car il s’agit d’essayer de penser au présent et donc de se mettre en danger. La cohérence politique ce n’est pas quelque chose de figé, c’est processuel, ça relève plus de l’attention que l’on apporte à certaines thématiques, à certaines façons de dire les choses et qui, avec le temps, vient tracer des fils directeurs dans un catalogue en perpétuelle re-formation, qu’à un « tout » figé dans le marbre qui viendrait déterminer a priori la teneur de tout ce qui pourrait être publié dans le futur. Il n’est pas très compliqué, quand on regarde notre catalogue, de déceler une ligne anticapitaliste et libertaire, mais je ne ressens pas le besoin de le mettre en avant à tout bout de champ. On reste des marchands, c’est bien de se le rappeler des fois. L’engagement, la révolte, on peut l’exprimer partiellement dans les livres qu’on publie, mais l’essentiel ne se joue pas là. Dans un monde idéal, il n’y aurait plus de librairies, ni d’éditeurs, les écrits et les idées circuleraient autrement. Quoi qu’il en soit, on ne fait pas des livres pour devenir riches (pas nous en tout cas) et, à partir de là, il suffit d’avoir un peu confiance en ses intuitions et d’accepter de se planter, parfois.

- Le féminisme est un des thèmes de tes parutions les plus importants. Ces dernières années, on voit paraître une abondante publication d’ouvrages politiques féministes. Comment trouves-tu ta place et comment s’effectuent tes choix ?

Depuis 2019, on assiste effectivement à une augmentation exponentielle du nombre de publications féministes, pour le pire et le meilleur. C’est un thème qui a pris beaucoup d’importance ces dernières années dans le « débat public » et c’est assez logiquement que cela se répercute sur la production éditoriale et les tables de librairies. De notre côté, on a surtout participé à la traduction d’ouvrages de figures étrangères des mouvements féministes radicaux. Je pense notamment à Silvia Federici ou à Veronica Gago. On a aussi traduit trois ouvrages de la penseuse afroféministe étasunienne bell hooks. Aux États-Unis, ces livres sont de véritables bestsellers, que l’on trouve autant dans les librairies militantes new-yorkaises que dans les grandes chaînes de librairies généralistes. En dehors de Cambourakis et Syllepse personne n’avait encore traduit bell hooks en France, ce qui est très étonnant, étant donné son influence dans le monde anglophone, mais aussi dans les mondes hispanophone et lusophone.

On a également publié deux livres d’Irene (La terreur féministe et Hilaria) et abordé la question par la bande avec les livres de Lucie Barette sur la presse féminine, de Jeanne Guien sur les produits menstruels ou celui à venir d’Azélie Fayolle sur la littérature féministe. Il y a des milliers de façons d’aborder ces questions, de les renouveler et d’en faire des outils de lutte importants. On essaye d’y contribuer comme on peut, en explorant différentes facettes, différents angles d’attaque. Néanmoins, nous ne sommes pas une « maison d’édition féministe » dans le sens où nous ne nous destinons pas à publier des livres qui traiteraient exclusivement de ces thématiques. La question de la technique à une place tout aussi importante dans notre catalogue et nous publierons d’ailleurs l’année prochaine un livre qui croise ces deux thématiques en essayant de dessiner les contours d’une critique radicale de la technique qui ne soit pas transphobe et réactionnaire (ce qui n’est pas si évident quand on regarde le nombre de publications qui abondent dans ce sens dans les milieux écologistes).

- On a l’impression que ta maison d’édition est très forte pour sortir rapidement des textes de circonstances, de situation. C’est sûrement un aspect important qui manquait au panorama de l’édition en France. N’est-ce pas un risque ou un sujet d’inquiétude pour l’éditeur que les textes parus puissent avoir un succès immédiat qui retombe une fois la situation dépassée ?

Je ne pense pas que l’on arrive à publier tant de textes de circonstance que cela. Le rythme éditorial fait qu’entre le début d’un projet de livre et sa publication s’écoulent de nombreux mois, au minimum. Ce qui nous empêche de véritablement coller à l’actualité, et c’est tant mieux probablement. Par contre, il est vrai que, à la différence de beaucoup de maisons d’édition proches politiquement, on apporte une grande importance à travailler avec des auteurices vivant.es, ce qui nous permet d’aborder des questions qui nous sont contemporaines, d’ouvrir des axes de réflexion qui nous semblent importants aujourd’hui pour avoir une prise concrète sur le réel. Parmi ces livres, certains s’inscriront dans le temps, d’autres non. On ne peut pas toujours prévoir quel livre aura un succès rapide, quel autre se vendra encore des années après sa sortie ou lequel passera un peu inaperçu. On est même assez régulièrement surpris à vrai dire, dans le bon comme dans le mauvais sens. Mais, effectivement, une maison d’édition a besoin d’un fond pour fonctionner, de titres pour lesquels l’intérêt du public ne retombe pas deux ou trois mois après leur publication. Malgré notre (relative) jeunesse, on commence à avoir un certain nombre de titres qui continuent de très bien circuler plusieurs mois, parfois plusieurs années après leur publication. Et ce sont des livres très importants pour nous, car ce sont eux qui nous permettent de vivre, économiquement parlant.

- Comment envisages-tu ta maison d’édition dans les années à venir et quelles sont tes espérances ?

J’espère pouvoir continuer à éditer des livres tant que j’aurai les idées et l’envie pour. Avec Divergences, on s’est rapidement stabilisé sur un rythme de publication d’une douzaine de livres par an, ce qui me semble, dans la configuration actuelle et avec le fonctionnement interne de la maison, être un bon rythme. Cela nous permet de véritablement éditer, relire et travailler chaque livre puis de l’accompagner à sa sortie, que ce soit en librairie ou dans la presse. Pour la suite, on a pas mal de projets pour lesquels on ne peut pas encore donner trop de détails, mais on travaille à la création d’un espace dans lequel on ne se contenterait pas seulement d’éditer des livres, mais où on les ferait aussi circuler, où on pourrait en discuter, se les approprier, etc. J’espère que l’on pourra bientôt commencer à en parler publiquement. Personnellement, j’attache beaucoup d’importance aux lieux, aux espaces où circulent des idées, des plans, des projets, où des relations se tissent, des lieux qui nous donnent de la force collectivement et où tester nos hypothèses pour le futur.

Site :https://www.editionsdivergences.com/
Catalogue : https://www.editionsdivergences.com/catalogue/

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