Analyses Soin - Sexualités

Construire une culture du gossip - ou comment ouvrir les boites de nos intimités


Comment pouvons-nous transformer les classiques moments « radio gossip » en espaces de réflexions, d’élaboration et d’émancipation collectifs ?

Ces derniers temps, j’ai eu beaucoup de discussions avec des ami.e.s autour de l’intime, de la pudeur et des ragots. Ces discussions ont toutes commencées de façon assez légère avant de devenir de véritables moments de réflexion et de partage de soi.
En est sorti l’évidence d’un amour/haine du ragotage, d’une méfiance ambiguë vis à vis de ces modes de discussions, de partage de récits et de confessions. C’est pourquoi je tente ici de faire un condensé de ce qui a pu sortir de ces différents moments, à la fois pour garder une trace, mais également dans le vague espoir que cela puisse entrer en résonance avec d’autres visions, d’autres expériences et peut-être approfondir toutes les questions que cela pose en filigrane. Juste faire papoter en fait.

Il me semble avoir lu y’a gavé longtemps une phrase écrite par un.e anthropologue qui disait en substance « la rumeur est à la base de la communauté ». En vrai, j’ai probablement juste lu la quatrième de couverture, et mal interprété ce que le travail de la personne en question voulait montrer. Cependant, j’ai été marqué par cette idée, et même si je ne sais plus du tout d’où je tire cette référence, elle m’est restée en tête. Ce que j’en ai compris c’est que la production de récits auto-centrés concernant l’intimité des personnes composant la communauté permettait à la fois d’établir des complicités au sein de ce tissu relationnel, tout en affirmant des codes de valeur, entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Mais le ragotage n’est pas systématiquement un tribunal garantissant la bonne tenue de la morale en cours. Le ragotage permet à partir de récits précis, de montrer les zones d’ambiguïtés potentielles au sein de systèmes de valeurs partagés, de réactualiser la pertinence de ces derniers, de contracter des affects au contact de la vie de l’autre. En un sens, le ragot nous implique éthiquement et émotionnellement.
Le ragot tisse donc des complicités et des conflits.

Pour ces dernières conséquences, le ragot a mauvaise presse. Nous avons tous.tes vu et traversé des périodes gangrenées par des rumeurs de milieu, des déformations progressives de récits qui ont dressées des barrières infranchissables, des scandales amenant à des scissions, à des impossibilités de construction commune, de rencontre, d’organisation. Tout le monde s’est déjà pris une scarface de la part de quelqu’un.e (parfois inconnu.e au bataillon) dans la rue, ou dans une soirée, puis a capté, a posteriori, que la rumeur avait frappé. Qu’elle soit véridique ou déformée, la rumeur est puissante, la rumeur n’oublie rien, la rumeur ne pardonne pas.
Dans ces cas là, il me semble que le ragot, la rumeur, le gossip joue également son rôle d’affirmation de la communauté de liens, en déterminant l’extérieur, l’altérité, l’autre, ce qui permet, de fait, de dessiner les contours du « nous », que cela soit une bande d’ami.e.s, un groupe d’organisation, ou un groupe communautaire plus large.

Mais une autre critique adressée à cette culture du ragot concerne une autre échelle que celle collective. On reproche aux gossips de ne pas respecter la vie privée, l’intimité, le jardin secret de telle ou telle personne. Le ragot est par nature intrusif, et rend public ce qui n’est pas pensé pour l’être. Dans les discussions que j’évoquais au début de ce texte, on s’est posé la question de pourquoi on tient autant à séparer l’intime du public, et donc, qu’est ce qu’on a à protéger dans le fond. Même s’il y a toujours des exceptions singulières à la règle, on s’est systématiquement rendu compte (très souvent à partir de nos expériences personnelles), que cette défense de l’intimité venait à la fois d’une volonté de contrôle de l’image que l’on renvoie, de la réputation que l’on souhaite se construire, mais venait également d’un désir inconscient de protection vis à vis de certaines structures dans lesquelles on peut trouver un flou tout à fait arrangeant.
Une fois arrivé.e.s à cette conclusion, mille exemples ont découlé, et même si cela fut l’occasion de bitcher sur un tas de nos potes, cela a permis de relire certaines de nos histoires avec un angle nouveau.

Mais alors quelles sont les structures intéressantes que nous avons trouvées à protéger avec le grand mur de l’intimité ?
L’exemple le plus facile est celui des histoires de coucherie, allant du péchotage tant attendu, à la tromperie amoureuse, en passant par l’amourette cachée. En cherchant à contrôler la propagation de ces récits, nous protégeons dans la plupart des cas un régime de l’hétérosexualité conquérante et peu précautionneuse mais également une culture du libéralisme existentiel (ce qui dépasse le cadre rigide de l’hétéronormativité). Ainsi, souvent, en ne laissant pas à notre entourage la pleine visibilité de nos histoires, on démontre que, dans le fond, quelque chose cloche. Que cela soit parce qu’il y a histoire de trahison (et de mise en danger du groupe), que cela soit parce que les rapports de pouvoir ne sont pas clairs voire parfois particulièrement troubles, que cela soit parce qu’il y a des questions de honte, de culpabilité, de déception. Mais alors… En s’érigeant comme les seuls maîtres de ces récits-là, on gagne probablement en paisibilité, cela vient probablement conforter les parties control freak qui nous composent. Mais qu’est ce qu’on perd ?
On perd pas mal de choses. On perd la possibilité de faire de nos récits intimes et personnels des espaces d’élaboration, de réflexions et de partage collectif et politique. On perd la possibilité de se prendre des taquets par nos ami.e.s parce qu’en vrai, on fait grave de la D. Donc on perd une richesse de regards, d’analyses, qui nous permettent d’avancer dans la construction de rapports plus fluides, plus justes et plus sains. On perd également la possibilité de débloquer des tabous, des complexes, du refoulement. Et donc la possibilité de sortir progressivement de schémas douloureux et répétitifs. On perd, enfin, la possibilité d’apprendre à communiquer, à composer des récits, à faire de la parole un soin collectif.
La compartimentation de nos récits, de nos espaces de vie et d’amour à laquelle nous avons tous.tes été éduqué.e.s, nous rendent aveugles à la possibilité généreuse et réciproque de laisser l’autre intervenir dans sa vie. Il nous semblait pertinent d’ouvrir ces possibilités de récits communs, d’intervention généreuse au-delà du cercle restreint des ami.e.s proches. Que si nous souhaitons construire des communautés de vie, de lutte, d’expérience, il était souhaitable d’offrir de la transparence. Car aucun parcours n’est immaculé tel le drapé de la vierge Marie. En discutant avec des rencontres récentes, nous avons partagé à quel point c’était chouette de se rencontrer tout en ayant en tête des récits (plutôt dévalorisants) entendus d’horizons différents. A ce stade de la discussion, nous percevions les ragots entendus comme les balises d’un parcours complexe, chaotique, mais mouvant.

Alors oui, la culture du ragot est parfois injuste, exerçant un contrôle social et moral. La détention et la propagation des ragots jouent souvent des positions de pouvoir, d’entre-soi chelou voire malsain. C’est l’une des manières de se créer sa place et de la maintenir au sein de bandes et de groupes. C’est parfois également une façon froide et cynique de s’incruster dans la vie des autres, et cela peut produire des formes de violence. Bien souvent, on a pu croiser des espaces dont la seule raison d’être et de perdurer était le ragot, et en vrai, c’est un peu triste... Mais la réponse unique n’est pas l’armure de l’intimité. La question « que protège t-on lorsque l’on défend notre intimité ? » est complexe, et mérite d’être posée. (Mais tout ne mérite pas d’être protégé… exemples faciles : Que protège les hommes hétéros en refusant de partager leurs histoires avec d’autres hommes ? Que protège les fuckboys en refusant de partager leurs histoires avec tout un tas de gadjis ?)
Pour y répondre, un tas de pistes s’offre à nous. Car la culture du ragot produit également sa propre impuissance, ses propres impossibilités. Elle fige des cadres, des figures, produit des monstres, cultive la culture du secret. Pour y remédier, il faut donc dépasser le cadre rigolo des badbitchs et élaborer collectivement. Les complicités que tissent les interludes « radio gossip » sont des moments privilégiés de complicité, de partage d’affects joyeux mais parfois tragiques. Dans cette continuité, cela peut aussi être des moments de prises de conscience et d’approfondissement des structures qui nous composent. C’est des moments qui peuvent nous faire avancer sur les systèmes que nous subissons mais également que nous faisons subir. Ainsi il ne s’agit pas de consolider les postures de gardien.ne.s de la morale, de la vertu et du bon savoir-vivre. Il s’agit au contraire d’en faire des espaces miroirs de nos vies et de nos expériences et comportements. Un saut qualitatif du ragot est souvent de produire la possibilité même du dépassement du ragot. C’est à dire de se donner les moyens d’un saisissement collectif à partir d’une situation problématique. C’est parfois à partir d’un moment « radio gossip » que des ami.e.s sont sorti.e.s d’un état d’impuissance ou d’indécision, et sont allé.e.s parler avec tel ou telle ami.e reproduisant des comportements problématiques. Des groupes de gestion et de suivi ont été propulsés par ce genre de partage de l’information. Des prises de conscience personnelles et collectives ont fini par advenir suite à des rumeurs et des gossips dont la circulation a été persistante, et des modifications et des clarifications ont pu faire suite à tout cela.

Parfois, il est nécessaire de protéger des personnes, des fragilités et des espaces. Cela ne fait aucun doute. Il ne s’agit pas ici de brandir la culture du ragot comme le fer de lance de la déconstruction, ni de promouvoir une idéologie du ragot ou je ne sais quoi. Qu’on la combatte ou qu’on l’embrasse, la culture du ragot nous dépassera toujours. Cela fut surtout pour nous l’occasion à partir de cette problématique rigolote et clivante de questionner tout un tas de choses différentes tout en nous racontant les un.e.s aux autres, le tout dans l’influence évidente (si jamais c’était pas clair) des pensées produites par les féministes des années 70, que je résumerai à la formule habituelle : « l’intime est politique ».

P.S 1 : Vu que tout ceci est un peu brouillon, peut être que c’est important de préciser qu’il ne s’agit pas d’un plaidoyer défendant une idée style « quand on a rien à se reprocher, on a rien à cacher ». Il n’est pas question de vigilance collective de la pureté, mais au contraire d’une attention commune au bricolage de nos existences et de nos liens.

P.S 2 : Pour les rageux.se.s du fond de la salle, il n’y a certes aucun effort porté concernant la distinction entre « ragot », « rumeur » et « gossip ». Telle distinction serait certainement intéressante à faire, mais cela n’apporte a priori rien au fond du texte.

À lire aussi