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Interview de Trou Noir, le site qui propose « un voyage dans la dissidence sexuelle »


« À bas la dictature des normaux ! » C’est avec ces mots inscrits sur une immense banderole que les futurs membres de l’équipe de Trou Noir marquent la Pride de 2017 à Bordeaux. Depuis, de nombreux projets ont vu le jour. On en discute avec eux dans cet entretien.

- Bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions.

Bonjour, et merci à toute l’équipe de la Grappe de nous proposer cet entretien. Nous sommes ravis de voir naître un média collaboratif de luttes à Bordeaux et plus généralement en Aquitaine. On vous attendait depuis longtemps !

Trou Noir entretient depuis ses débuts, des liens avec différents médias du réseau MUTU ayant en commun un même fonctionnement et une même ambition politique qui ont à cœur de donner une résonance aux problématiques qui sont les nôtres, c’est-à-dire la manière dont les questions de sexualité, de genre et de désir sont constituantes de toute politique émancipatrice.

- Trou Noir est un site internet traitant des questions LGBT+ et féministes, d’un point de vue situé et révolutionnaire. C’est aussi le fruit d’une aventure qui a commencé il y a des années, et dont les liens amicaux et politiques ont débuté à Bordeaux. Pouvez-vous raconter votre parcours qui vous a mené à créer ce site ?

« À bas la dictature des normaux ! » C’est avec ces mots repris au FHAR et inscrits sur une banderole géante installée cours Aristide Briand que des Bordelais.e.s ont manifesté, lors de la Marche des fiertés de 2017, leur intention de « re-politiser » les questions de sexualité. S’en est suivie la création d’un groupe TransPédéGouine dont la bordélisation des Prides officielles dura trois années. C’est par ce collectif et les différents liens tissés en France que Trou Noir a pu voir le jour. Certain.es d’entre nous se connaissent de longue date et ont lutté ensemble dans les mouvements sociaux, étudiants, antinucléaires ou à la zad de Notre-Dame-Des-Landes. Mais il y a aussi des rencontres plus récentes, véritables tourbillons qui ne laissent ni l’histoire, ni les évidences dormir sur leurs deux oreilles.

Notre constat est le suivant : les mouvements radicaux, autonomes, qui cherchent à tenir ensemble « vivre et lutter » ratent la question du désir, de la sexualité, de l’inconscient, de la crise de la présence, du genre… c’est pourquoi nous avons voulu apporter une contribution théorique et pratique aux luttes qui forment le seul horizon désirable.

- Bordeaux est une ville à la réputation tranquille et conservatrice. Le fait que les membres de votre équipe aient, au fur et à mesure, changé de région indique-t-il une difficulté à faire vivre les dynamiques révolutionnaires par ici ?

Le départ et la dispersion des membres de l’équipe ne sont pas une affaire de dépit politique, mais de trajectoires singulières. On est appelé ailleurs par une situation politique, par un groupe d’amis, par l’histoire, par le cul… mais les liens sont toujours là, entre ceux qui partent et ceux qui restent, comme dans la chanson « Abandonnez-les » de Tony Geranno, ce fameux musicien bordelais.

Peut-être aussi qu’on n’échappe pas que difficilement à la solitude qui caractérise souvent les vécus homosexuels et trans, qui ont du mal à s’installer sur la durée dans des groupes politiques souvent structurés par la normativité de genre, de sexualité et d’amour. Alors on peut dire que Trou Noir est aussi une réponse à cet hermétisme de groupe par un branchement entre ces différentes solitudes.

Vous abordez la « difficulté à faire vivre des dynamiques révolutionnaires », c’est une expression que nous n’aimons pas beaucoup. Les actions, les campagnes, les luttes, les processus que l’on a mené cherchaient à rendre inséparables la vie et la lutte. Et c’est vrai que si l’on n’y prend pas garde, si on laisse l’idéologie abstraite supplanter notre rapport au monde et aux autres, si la généralité prend le pas sur la situation, alors on n’a d’autre destin que de s’épuiser et faner. Le mot « révolution » est un signifiant flottant, c’est-à-dire qu’il est capable d’exercer tour à tour les fonctions les plus diverses (idéologique, stratégique, existentielle, destructrice, communicationnelle…) dans la mesure où il permet un point de fuite à un monde social clos. À ce titre, « révolutionnaire » ne devrait s’appliquer qu’à la description de situation, sinon, on verse dans le performatif, dans l’invocation qui ne sont que des synonymes politiques de fantasmes.
 
- Vous débutez la présentation de votre projet en remarquant que les luttes LGBT+ et féministes sont devenues "les idiots utiles de la partition du monde entre « progressistes » et « conservateurs »". Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là et comment en êtes vous arrivé.e.s à cette affirmation ?

Nous vivons un temps d’une confusion extrême. Marlène Schiappa passe pour une féministe au même titre que le groupe identitaire Némésis ou que Beyoncé, et le Rassemblement National défend les droits des homosexuels. La gauche (les progressistes) inspirée par le militantisme américain, construit sa politique sur les principes de l’inclusion et du politiquement correct, aboutissant bien trop souvent à la mise en place d’une police intérieure, réglementant jusqu’à l’absurde les gestes et les paroles. Lui faisant face, l’extrême droite s’assume enfin pour ce qu’elle est : haines, exclusions et privilèges capitalisant sur l’humour, sur le droit à l’impertinence, sur la prétention au discours de vérité.

Si l’époque que nous vivons a permis à toutes et tous d’être en contact avec les idées, les luttes et les discours féministes et queer, elle a indéniablement évidé leur capacité de subversion, elle les a normalisés, passant de position politique à marqueur existentiel et esthétique.

Cette confusion des temps montre la distance de plus en plus grande qui existe entre les discours et les luttes. Pour reprendre l’exemple du mot « féminisme », à une époque, sa seule évocation contenait une dimension offensive, radicale. Aujourd’hui, l’acronyme LGBT+ est un marqueur identitaire qui n’offre plus de lecture politique. Il s’est tellement confondu et développé avec sa commercialisation et sa mise sur le marché dès les années 1980 que le mouvement queer a vu le jour en opposition directe aux L et G normatifs. Il existe un étau duquel nous sommes prisonniers entre la demande de reconnaissance et de protection auprès des institutions de l’État et l’organisation communautaire autonome qui lutte pour exister suivant ses propres modalités.
 
- Vous insistez sur l’importance de trouver les mots pour comprendre les temps actuels. Qu’est-ce qui différencie votre approche des autres médias LGBT+ et féministes radicaux ?

Les discussions ayant ouvert la voie à la fondation de Trou Noir pointaient les limites des médias communautaires. Le « par et pour » les queers, féministes ou LGBT+ sonnait comme un milieu clos, comme une manière de tourner en rond avec des questions. C’est pour cette raison que nous avons choisi de ne pas suivre l’injonction de l’actualité, ces mille et un positionnement qui ne produisent que des mots d’ordre et des slogans. Proposer des contenus qui explorent en profondeur les liens entre la sexualité et le politique est une manière de faire bouger les lignes pour toutes et tous. Derrière les expériences singulières se trament les questions politiques qui doivent être posées d’une manière nouvelle.
 
- À la lecture de vos articles, on se rend compte qu’une part non négligeable de vos publications est des traductions d’articles d’autres pays, ou traitent de situations en dehors de la France. Qu’est-ce que cela apporte, selon vous, cette attention à l’international ?

Nous sommes solidaires. Pas comme on le dit abstraitement ou de loin. Nous sommes solidaires veut dire que notre situation singulière, notre sexualité, notre queerness, notre féminité, notre vulnérabilité que nous retrouvons également chez d’autres de par le monde, sont source de mort, de torture, de clandestinité, mais aussi de résistance, de rencontre et de lutte. Comprendre ce que nous vivons ici ne peut se faire qu’en miroir des autres situations vécues ailleurs, du mouvement transféministe latino-américain au sort des homosexuels en Tchétchénie.

Et puis c’est passionnant de voir comment peuvent se traduire les différentes expériences avec toutes leurs ressemblances et leurs antagonismes. Traduire le genre et la sexualité, c’est affronter la singularité des langues en prenant en compte ce qui résiste à la globalisation des conduites normatives. Il y a parfois des mots impossibles à traduire, souvent de l’argot, qui obligent à le garder tel quel tout en l’expliquant pour la compréhension. Encore une fois, tout est affaire de branchement, d’un territoire avec un autre, d’une mémoire avec une autre. S’ouvrir à l’international, c’est aussi s’intéresser aux histoires coloniales et impérialistes qui ont instrumentalisé la sexualité par la force et par les discours. Un simple mot d’argot suffit à foutre en l’air un discours hégémonique.
 
- Vous avez lancé il y a quelques mois le numéro 1 d’une revue qui reprend certains de vos articles. On imagine que les prochains numéros arrivent. Quels sont vos projets pour la suite et comment imaginez-vous le site évoluer ?

Effectivement un nouveau numéro de notre revue papier est en cours et s’intitulera « Aimons-nous le sexe ? ». Sa thématique permettra de s’interroger sur le sens politique que nous accordons au sexe aujourd’hui avec tout ce que cela charrie de joie et de malaise. Il paraîtra début octobre et nous ferons une nouvelle tournée pour le présenter. Mais notre projet principal reste notre site. Nous allons essayer de le développer en rendant accessible certains de nos textes en langues étrangères permettant, nous l’espérons, une connexion plus dense et plus suivie avec les situations de par le monde. Nous préparons également une chaîne de podcast pour la rentrée afin d’utiliser d’autres supports que le texte. Ce sera un retour aux sources puisque certains d’entre nous avaient animé il y a plusieurs années des émissions anticarcérales et queer (L’autre parloir, Populations à risque) sur la radio locale bordelaise La Clé des Ondes.

Tous les articles à retrouver sur : https://www.trounoir.org/

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