Sadri Khiari
Le militantisme décolonial en France, dont l’Appel des Indigènes de la république de 2005 est l’un des événements marquants, se poursuit avec constance. Un changement notable dans la réception de sa ligne politique s’est fait sentir ces dernières années, ce dont témoignent le succès des livres Rester barbare de Louisa Yousfi et Beaufs et barbares d’Houria Bouteldja, mais aussi les audiences grandissantes de l’émission en ligne Paroles d’honneur associée au média QG décolonial, où s’engagent différents analystes politiques, journalistes, universitaires, streamers, comme Dany & Raz, ou militants, comme le groupe de juifs décoloniaux Tsedek !, dont les interventions sur la situation en Israël-Palestine ont été précieuses ces derniers mois. Bref, il se passe là quelque chose. En fait, ça fait longtemps qu’il se passe quelque chose.
Sans entrer dans la discussion des choix stratégiques partagés par plusieurs des militants décoloniaux cités – un soutien de circonstance à la LFI et à Mélenchon en particulier –, l’objet de cet article est de s’arrêter sur la centralité d’un concept moral auquel ils recourent souvent, celui de dignité [2].
La politique peut être définie comme la recherche et la pratique des modalités jugées adéquates d’organisation sociale. Elle comprend des enjeux pragmatiques : comment faire pour que ça fonctionne, pour que cette organisation sociale se perpétue ? Elle comprend aussi des enjeux axiologiques, des enjeux de valeur : comment faire pour que ça fonctionne selon la justice, selon le bien ? Et il y a peut-être autant de conceptions différentes de la justice qu’il existe de gouvernements politiques effectifs. La tradition des droits de l’homme est l’une d’entre elles. Elle prétend faire du respect de la dignité humaine un des buts de la politique. Elle promeut en outre une certaine lecture de l’histoire de la modernité : depuis les Lumières et la Révolution française, et tout au long des XIXe et XXe siècles, qui marquent pourtant des politiques impérialistes dévastatrices, la conquête démocratique du pouvoir aurait conduit à une organisation politique soucieuse du respect de la dignité de chacun. Cette lecture occulte à la fois les faits de colonisation qui émaillent les deux derniers siècles, et toutes les complicités dont ils bénéficièrent, notamment au sein de partis et de mouvements de gauche. Elle occulte également les luttes d’émancipation et les indépendances obtenues par les peuples colonisés.
Que signifie le terme de dignité dans le discours de ceux qui se définissent comme des Indigènes de la république ou comme des barbares, ceux-là mêmes qui savent que l’usage du concept de dignité n’empêche pas une domination négatrice de leur dignité à eux ? Que signifie l’attachement au concept de dignité, qui tranche avec le désaveu des milieux gauchistes pour l’usage de concepts moraux ?
Bref, en quoi consiste l’interprétation décoloniale de la dignité, et quelle en est la portée politique ?
La fierté et l’amour
Trois sens principaux de la notion peuvent être distingués dans le corpus constitué par les écrits des différents militants que j’ai cités.
1. La mention de la dignité vise à affirmer la valeur intrinsèque de tout être humain. En tant que revendication politique, cette formulation est en premier lieu adressée à l’État et à l’opinion publique. Elle apparaît de manière récurrente dans le slogan « Dignité, Égalité, Fraternité » [3]. Le fait que, dans ce détournement d’une devise française, ce soit le concept de liberté qui saute n’est pas anodin. Concept récupéré par les libéraux économiques, ou brandi par les opposants du voile au nom des droits des femmes, il peut devenir suspect, dans la lutte décoloniale. À ce titre, il ne fait pas office de mot d’ordre. En ce premier sens, la dignité se conçoit d’abord comme une valeur qui dépend de la reconnaissances des autres. En tant qu’elle est bafouée, elle est aussi ce qui marque, entre autres, la condition indigène-barbare. Le but de la lutte politique peut alors se définir dans les termes d’une dignité « retrouvée » ou « reconquise ».
2. Dans son deuxième sens, la notion de dignité n’est pas adressée à une entité extérieure, mais à la communauté elle-même. Il s’agit de susciter ou d’exacerber la fierté d’être indigène ou barbare, d’être Arabe ou Noir, d’être « issu de la colonisation [4] », pour contrebalancer l’embarras d’être soi que cette appartenance peut provoquer en contexte postcolonial (c’est-à-dire d’avoir une apparence, une manière de parler, des références culturelles et religieuses qui rattachent à une population discriminée). Il procède d’une stratégie d’auto-renforcement psychologique et spirituel, qui doit servir la lutte politique. Les mots d’ordre sont : « Aimons-nous nous-mêmes » ; « N’ayons pas honte de nos parents « » [5] . L’affirmation d’une dignité élevée va aussi de pair avec la redécouverte et la réappropriation de l’histoire du peuple ou de la communauté colonisée à laquelle on appartient. C’est tout l’objet du Rester barbare de Louisa Yousfi.
3. Outre l’affirmation d’une dignité humaine égale à celle des Blancs, outre la proclamation emphatique d’une dignité singulière, on trouve, en particulier chez Houria Bouteldja, la définition de la dignité comme disposition morale. Selon une acception minimale, la dignité désigne le fait d’agir conformément à ce qui est juste ; elle relève d’une forme de décence : celle de ne pas se laisser à aller à l’indignité, c’est-à-dire de se respecter soi-même et de respecter les siens. Rester digne, face aux discriminations, aux offenses symboliques, à la violence, est en ce sens une attitude opposée à celle de la résilience, où surmonter les épreuves passées permet d’emprunter le chemin de l’apaisement, voire du pardon. Cela implique au contraire de camper sur sa position (d’indigène/de barbare), et d’en faire le révélateur de l’indignité des autres. À la tentation, pour échapper à une condition d’oppression, d’embrasser le camp des oppresseurs et de se soumettre à ses lois, cette morale oppose l’exigence suivante : ne pas s’abaisser à devenir comme eux. Finalement, la plus grande indignité n’est pas de ne pas être reconnu comme un être humain, mais, tout en se considérant comme tel, de refuser cette reconnaissance à d’autres. À ce titre, la condition indigène est dans une certaine mesure ambivalente : en voyant sa dignité reniée, on échapperait à l’indignité de la renier à d’autres. D’où l’importance de continuer à être animé par la volonté de faire le bien, ou encore, pour reprendre une expression bouteldjienne, par l’« amour révolutionnaire ».
Pris en lui-même, le renversement de l’assignation à l’indignité apparaît être une position de bon sens, voire de consolation nécessaire : certes, on est dominé, mais on a au moins sa conscience pour soi. La centralité de la notion de dignité dans le discours décolonial ne doit néanmoins pas être interprétée simplement comme un effort pour conserver un degré minimal d’estime de soi, à l’échelle individuelle ou communautaire – ce qui n’est déjà pas rien, dans un contexte social et politique où le racisme et l’islamophobie sont omniprésents. Elle doit être prise au sérieux dans sa portée politique.
La pertinence politique de la dignité
Quel est l’intérêt de la promotion du concept de dignité dans un contexte politique et militant ? La question même fait l’objet de l’analyse décoloniale.
C’est en effet un constat récurrent de la part de Sadri Khiari ou Houria Bouteldja : de nombreux (extrême)-gauchistes répugnent à recourir au thème de la dignité, ou à quelque concept moral ou spirituel que ce soit, leur préférant la référence aux conditions matérielles d’existence. Comment l’expliquer ? Un premier motif est sans doute d’ordre théorique : parler de conditions matérielles d’existence permet de s’appuyer sur des faits objectifs et mesurables. Or le propos politique gagne toujours en légitimité à s’inscrire dans une analyse scientifique de l’histoire et de la société. L’autre raison est moins avouable : la question de la dignité paraît être une question subsidiaire aux extrême-gauchistes parce que leur existence n’est pas marquée par des atteintes à leur dignité, comme c’est le cas des personnes issues de la colonisation ou perçues comme telles. Comme c’est le cas de tous ceux qui essuient quotidiennement les petites plaisanteries racistes des collègues ou des chefs, au travail ; comme c’est le cas de tous ceux qui subissent des contrôles au faciès répétitifs, dès l’enfance.
Or à éviter d’utiliser le concept de dignité, jugé trop moralisant ou grandiloquent, on se rend incapable de comprendre certains phénomènes politiques récents. À comprendre en particulier pourquoi, alors qu’un chômage massif s’impose dans les quartiers populaires plus qu’ailleurs, ou alors que la Seine-saint-Denis est le département le plus pauvre d’Île-de-France, ce ne sont pas les questions économiques (le pouvoir d’achat, les atteintes au droit du travail, ou les réformes du régime des retraites) qui font se soulever les gens dans les quartiers populaires, mais la Palestine [6] et la violence des forces de police.
L’attachement à la Palestine est le révélateur, dans un contexte postcolonial, de la persistance d’un sentiment d’injustice lié à la colonisation, dont les expériences et les effets sont tues dans beaucoup de familles immigrées qui en sont issues [7]. En soutenant la cause palestinienne, ceux qui se définissent comme Arabes recouvrent une dignité qui fait fond sur la solidarité avec leurs semblables, des Arabes-encore-colonisés. En se révoltant contre la violence de la police, ils affirment, contre l’État et ses intermédiaires, leur dignité d’être humains et de Français. Ils interprètent donc les atteintes à la dignité dont ils sont les cibles comme étant liées moins à leur classe sociale, au type de travail qu’ils exercent ou sont susceptibles d’exercer, qu’à leur appartenance confessionnelle ou raciale, supposée ou réelle.
Ce constat ne conduit pas à nier la pertinence d’une analyse des inégalités sociales qui passe par des indicateurs économiques. Il permet de voir qu’au sein d’une société où les inégalités et l’injustice persistent, ce sont les actes qui sont perçus comme des atteintes directes à la dignité qui poussent à la lutte. Mises à part les mobilisations contre les violences policières, cette interprétation se vérifie dans l’analyse d’autres événements politiques d’ampleur de la dernière décennie. Le recours au concept de dignité permet de comprendre le retentissement du #MeToo. En dépit des divergences de nationalités, de langues, de conditions économiques, ce mot de rassemblement a pris une ampleur internationale notamment parce qu’il a touché quelque chose comme une dignité humaine bafouée par la violence sexuelle. Surtout, pour ce qui concerne plus spécifiquement la France, le concept de dignité s’impose indubitablement lorsqu’il s’agit de comprendre l’ampleur du mouvement des Gilets jaunes. L’objet de la loi sur la taxation de l’essence s’est vite révélé secondaire, par rapport à l’enjeu véritable des mobilisations des GJ : celui de la reconnaissance de leur dignité intrinsèque d’êtres humains, passant par la possibilité de prendre réellement part à la politique de leur pays. En témoigne la récurrence du terme de dignité dans les cahiers de doléance (près de 20 000) rédigés au moment du « Grand débat national » de 2019 par 250 000 contributeurs. Les recherches qui commencent à être menées sur ces cahiers montrent que c’est dans les termes d’une atteinte à leur dignité, et de sa réaffirmation, qu’ils concevaient leur mouvement.
Cela, Houria Bouteldja l’a bien compris. Son dernier livre part de l’intuition d’une condition commune aux « petits Blancs » et aux indigènes, aux « beaufs » et aux « barbares ». En deçà de leurs différences, ils partagent le sort de se sentir bafoués dans leur dignité.
Être digne de faire le bien
Car en plus de fournir un outil d’analyse politique pertinent pour aborder les luttes d’émancipation, le concept de dignité repose sur l’intuition d’une condition humaine partagée. Il a une portée philosophique.
Comme l’évoque H. Bouteldja, le mot de « dignité » traduit en français les notions de « nif », de « karama », en arabe [8]. Pour cette raison, l’usage de cette notion doit être compris de deux manières. D’une part, c’est la réappropriation de la notion de dignité humaine chère à la tradition européenne des droits de l’homme. En se réappropriant cette notion, dont la légitimation politique a été contemporaine de la colonisation aux XIXe et XXe siècles, les militants décoloniaux mettent le doigt à la fois sur la validité d’une proclamation de l’égale dignité des êtres humains, et sur la cécité ou le cynisme avec laquelle les Blancs ont fait usage de cette notion, tout en menant des politiques racistes. D’autre part, le terme « dignité » est aussi la traduction de concepts présents dans une langue non-européenne, dans une culture non-européenne. Autrement dit : l’Europe n’a pas le monopole de la dignité humaine.
En m’appuyant, comme le fait parfois H. Bouteldja [9], sur Simone Weil, je ferai un pas de plus. Dans l’Enracinement, la philosophe propose une déclaration alternative à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle avance qu’avant d’avoir des droits, un être humain a des devoirs, envers soi-même, et envers autrui. Ses devoirs correspondent aux besoins humains élémentaires. Parmi ceux-ci, des besoins physiques, desquels découlent le devoir d’assurer à autrui la possibilité de se nourrir, se soigner, se chauffer, et des besoins que Weil nomme « besoins de l’âme », dont la liberté, l’égalité, l’honneur [10], ou l’enracinement.
Peut-être la centralité de la dignité chez les Indigènes de la république indique-t-elle ceci. La dignité est un besoin humain, où se mêlent la reconnaissance de sa valeur comme étant au moins égale à celle des autres, et la disposition à agir selon le bien, pour soi-même et pour autrui. Une vie sans dignité ne serait pas une vie humaine au sens plein du terme.
Se voir dénier sa dignité expose, comme la soif, la faim, le froid, à la mort. Mort physique, lorsque l’on est prisonnier d’un autre qui dispose de pleins pouvoirs, mais aussi mort psychique et morale. Passivement, on se laisse humilier, on baisse les yeux, on se résigne, on se fait tout petit, notamment dans l’espace public. Activement, comme par instinct de survie, on s’efforce de tirer son épingle du jeu, on adhère aux discours et aux valeurs de ceux qui nous oppriment, on tient les siens à distance, parfois, on est déchiré, bref, on s’intègre. Dans les deux cas, pour reprendre le fil de la métaphore citée en exergue, on rapetisse.
Le traitement décolonial de la dignité recèle peut-être un autre apprentissage, d’un point de vue philosophique. Celui de considérer que la pratique du bien, plutôt que d’être liée à l’abnégation ou à une volonté désintéressée, va de pair avec l’estime de soi, comme individu singulier et comme membre d’une communauté. Pour faire le bien, il faut s’en estimer digne.
L’apport conceptuel du discours décolonial est de faire de la dignité un outil d’analyse central des irruptions politiques et des luttes qu’elles conduisent à mener au long cours. Il est de conférer à cette notion un contenu concret, au-delà de la proclamation creuse d’une valeur intrinsèque à l’humanité, en l’utilisant en un sens moral. La dignité, c’est l’estime de soi, mêlée à la capacité à agir selon le bien.
Chez les Blancs de gauche écologiste, chez les Blancs de gauche anti-capitaliste, se pose parfois – et peut-être se pose-t-elle avec toujours plus d’insistance, du fait du militantisme décolonial – la question de l’alliance avec les quartiers populaires et les populations racisées. Une telle alliance ne pourrait advenir qu’à condition de reconnaître le fait que, pour les habitants des quartiers et pour les cibles du racisme, la lutte politique n’est pas une lutte pour le confort, une lutte pour la bonne conscience, mais une lutte pour exercer pleinement sa dignité.
Le but de la politique se trouve au passage reformulé. Elle doit assurer que les êtres, plutôt que de s’efforcer à rester dignes en dépit des circonstances, soient spontanément, du fait même de l’organisation sociale, enclins à la dignité : pratique de la leur, respect de celle des autres. C’est donc à la fois comme motif et comme but de l’engagement, qu’intervient la lutte pour la dignité.