Pour une pratique de l’art autonome : Il faut suinter
Le spectacle [1] diffus (et le spectacle intégré à l’État qui lui a laissé la place) font bloc. Pour autant, cette forme-bloc est faite d’autant de corps, d’organes et de nervures joints les uns aux autres qu’il est nécessaire pour la préservation du système étatique de le cimenter.
L’État est alors semblable à un sexe turgescent [2], où reste pleinement en suspens la question du plaisir. L’appareil d’État est maintenant dans son stade érectile par l’aliénation. Le sang y forme un calcul qui dans un même temps apporte jouissance et douleur, les deux sensations se confondant finalement. Si Deleuze et Guattari [3] analyse déjà l’omniprésence de la sexualité dans la société (nous penserons à la manière dont le patron caresse son dossier), les situationnistes prônent eux la fin de la séparation entre les appareils de productions, et les réalisations quotidiennes et individuelles, et donc la sexualité.
Mais, en suivant le constat que la forme étatique se modélise sur l’érection, alors il apparaît clairement que la sexualité a déjà absorbé les appareils de production et les appareils d’État, et qu’elle se subordonne à une simple fonction de maintien, maintien constant d’un déni d’orgasme jamais consommé. Debord le résume ainsi : la principale fonction du spectacle « consiste à reprendre en lui tout ce qui existait dans l’activité humaine à l’état fluide, pour le posséder à l’état coagulé ».
Seule l’expérimentation permettra le suintement. C’est par le tâtonnement que le flux s’échappera. Cette dissection de l’État-sexe se fera par la réappropriation de l’esthétique exposée par Bernard Stiegler dans ces thèses sur la perte de l’esthétique. Le capitalisme industriel productiviste à rendu possible cette séparation, et s’est ensuite concentré grâce aux dispositifs spectaculaires mis en place.
Cela sera donc par les corps que la pratique de l’art autonome suintera. L’objectif de cette position théorique et pratique, c’est de faire exploser les grilles modernistes. La grille comme caractérisation du système moderne (cadastre) est pour Rosalind Krauss la modalité fonctionnelle de l’art de l’art moderne [4]. La grille, c’est ce qui maintient le système de nervures bandé. Pour résumer, il nous faut donc : sortir de la grille, la déborder ; opérer par suintement, écoulement ; arpenter plutôt que sillonner. Mais le suintement ne sera possible que par un comportement minoritaire. Il ne faut pas se méprendre, car nous ne prônons pas là l’impossibilité d’un soulèvement de masse, mais bien la nécessité pour la réussite (voire la possibilité d’existence de ce soulèvement) un devenir minoritaire. Et ce devenir ne sera effectif que par une remise en question constante [5].
Cette remise en question n’agit non pas comme une esquive, mais comme une stratégie d’échappement [6], un protocole de circulation (c’est l’homme qui vomit dans l’évier de Bacon). Ainsi, une fois la stratégie de l’échappement appliquée à la critique, au jugement, alors il nous est possible de pratiquer le suintement. Il faut se déjouer sans cesse, contrecarrer ses propres idées, se saboter. Le dessinateur Blutch conçoit ainsi à posteriori sa carrière comme une série de ruptures, des débuts de sillons jamais approfondis. Loin d’être la preuve du manque de pertinence avancé, il s’agit en fait d’une stratégie d’échappement appliquée, un sabotage précoce [7]. En bref, une stratégie de la débandade.
Mais nos modalités d’actions sont encore modelées sur l’érection, ce qui explique leur impossibilité effective. Prenons pour exemple les manifestations spontanées bordelaises : le cortège se forme de différentes manières, soit en extension de la manifestation encadrée par les organisations syndicales, soit suite à un rassemblement. Galvanisée par les slogans et les coups de tambours, la foule entame un premier mouvement. Mais contrairement à la pensée qui parait la plus cohérente, à savoir que l’efficacité de la mobilisation sera proportionnelle aux individus qui font bloc, c’est tout l’inverse qui se produit. Les militants opposent au dispositif policier un bloc populaire, qui sera forcément inférieur en puissance. Il ne faut plus calquer nos dispositifs de réactions sur la machine étatique, mais au contraire s’affirmer en dehors de son joug. En l’occurrence, procéder par suintement.
Le cortège, par sa taille, se voit obliger d’emprunter les grands axes urbains dans un premier temps (Victor Hugo, Pasteur, Sainte-Catherine…). Une fois face au premier mur de CRS, se met en place un agencement entre les deux groupes : le cortège est dispersé au gré des charges et des tirs de lacrymogènes, et tente de se reformer pour éviter l’isolement. Il évite les ruelles par peur de la nasse. Le bloc-manifestant se dissout et se reforme par groupes pendant que le bloc répressif tente de l’encercler. Mais ce lien d’agencement tient uniquement à cause des dispositifs analogues. Imaginons un système fluide : au lieu d’un bloc-manifestant qui s’incarne sous la forme cortège, nous proposons des unités foquistes [8] restreintes, quatre, cinq manifestants, qui coule dans les rues, et désamorce ainsi la formation d’un bloc (et déjoue l’autre). C’est par la déconcentration, la stratégie de la débandade, que la ville nous est présentée autrement. Il ne faut plus penser comme l’appareil d’état, mais agir en machine de guerre [9] qui se liquéfie. Il ne faut plus parler la même langue que le CRS, il ne faut même plus se comprendre soi [10].
Il faut appliquer un système dérivationnel à toutes les situations. Il s’agit de procéder par oblique, comme Diotavelli et Brian Eno. La décentralisation passe par ce travail d’assemblage d’une multitude de points délocalisés. En développant l’exemple bordelais, nous pouvons également observer une tendance géographique, à savoir l’absence de manifestations au sein du Triangle d’Or, symbole bourgeois par excellence. Les manifestations ont tendance à se contenir dans les quartiers populaires et estudiantins (Victoire, Marne, Capucins et Saint-Michel). Les actions militantes (graffitis, poubelles brûlées…) sont donc fixées dans le quartier même d’où émerge la révolte. Les manifestations creusent seulement un sillon, dont les différentes séquences majeures (loi travail, réforme des retraites) montrent l’inopérabilité. Les militants doivent sortir de la logique cadastrale pour devenir effectifs. Il est nécessaire d’établir non pas un parallèle, mais une rupture [11].