Lorsque nous vous avions interviewée en 2019, vous disiez que le peuple syrien faisait face à plusieurs fascismes, celui du régime évidemment, mais aussi celui de certains groupes rebelles islamistes tels que Hayat Tahrir al-cham (HTC). Pensez-vous que HTC ait changé depuis, au moins stratégiquement ?
HTC a changé de manière assez spectaculaire au fil des ans. Il s’est éloigné de ses racines dans Al-Qaïda, qui était une organisation djihadiste transnationale, et s’est transformé en un projet islamiste nationaliste syrien. Joulani semble être un pragmatique. Il a beaucoup d’expérience dans la mise en place d’institutions de gouvernance, puisqu’il dirige Idlib depuis 2017 par l’intermédiaire du gouvernement de salut Syrien. Le gouvernement d’Idlib était composé de technocrates civils nommés par le conseil de la choura, plutôt que démocratiquement élus, et ne comprenait aucune femme aux postes de direction. Ils étaient chargés de fournir des services, de distribuer l’aide humanitaire en coordination avec les organisations internationales et d’assurer la sécurité. Ils l’ont fait dans des conditions très difficiles et Idlib et son économie étaient plus stables qu’ailleurs en Syrie, de sorte qu’ils bénéficiaient d’un certain soutien populaire. Mais ils sont restés une force autocratique et autoritaire. Alors que les gens avaient plus de libertés à Idlib que dans les zones contrôlées par le régime, nous avons assisté au fil des ans à des manifestations continues à Idlib contre le régime de HTS, en raison de la réduction au silence des opposants, de l’emprisonnement des critiques et de rapports faisant état d’abus dans les prisons.
Depuis le renversement d’Assad, Jolani s’efforce manifestement de se forger une légitimité populaire et internationale. Il a tendu la main aux communautés minoritaires (tant les minorités religieuses que les Kurdes) pour les rassurer sur leur avenir dans le pays. Il a publié des décrets interdisant toute ingérence dans la tenue vestimentaire des femmes. De nombreux Syriens se sentent rassurés par ces mesures, mais beaucoup sont également prudents. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un gouvernement de transition. La question est maintenant de savoir dans quelle mesure d’autres acteurs, y compris des forces progressistes et démocratiques, participeront à l’avenir de la Syrie. Et dans quelle mesure un autre mouvement populaire émergera de la base pour demander des comptes aux dirigeants et continuer à progresser vers les objectifs initiaux de la révolution
Comment expliquez-vous la chute soudaine du régime Assad ? Certains y voient la victoire d’une milice armée et organisée soutenue par la Turquie et ayant tiré avantage de l’affaiblissement du Hezbollah, d’autres y voient la continuation et la réactivation du processus révolutionnaire et soulignent l’importance des soulèvements locaux et populaires dans cette victoire. Assistons-nous à un changement de régime où au passage d’une étape décisive dans un processus révolutionnaire plus long ?
Je vois les deux. La chute du régime a été un événement décisif. Elle marque la fin d’une ère horrible de brutalité dans l’histoire de la Syrie. Elle offre également une formidable occasion de relancer l’activisme civil et peut conduire à la poursuite du processus révolutionnaire. Aujourd’hui, les Syriens affluent du monde entier pour revenir en Syrie. Nombre de ces révolutionnaires n’ont jamais abandonné leurs rêves et ont également beaucoup appris de leur expérience d’organisation en exil et de leur contact avec différentes cultures politiques. Déjà, de nombreuses initiatives voient le jour, il y a maintenant des possibilités et de l’espoir, ce que les Syriens n’ont pas eu depuis de nombreuses années, malgré les nombreux défis qu’il nous reste à surmonter.
Il y a quelques années, vous aviez écrit un texte important L’anti-impérialisme des imbéciles dans lequel vous dénonciez l’échec d’une certaine gauche qui s’obstinait à ne rien comprendre à la révolution syrienne en voulant la traduire dans ses catégories poussiéreuses et à côté de la plaque. Se pose néanmoins la question aujourd’hui du maelstrom géopolitique au milieu duquel se retrouve la Syrie et de comment cela risque d’affecter la situation politique présente et à venir.
Ma principale crainte pour l’avenir de la Syrie est l’ingérence d’États étrangers, en particulier Israël et la Turquie. Ces États représentent une énorme menace pour l’avenir du pays. Mais les Syriens continueront à combattre l’impérialisme comme ils ont combattu l’impérialisme de la Russie et de l’Iran au cours des dernières années. Peut-être que maintenant que les impérialismes qu’ils affrontent ne sont pas populaires auprès d’une partie de la gauche « anti-impérialiste », ils obtiendront plus de soutien pour leur lutte. Mais en luttant contre l’impérialisme, nous ne devons pas effacer les Syriens sur le terrain. Nous devrions les écouter et apprendre d’eux. La géopolitique n’est qu’une partie de l’histoire. En fin de compte, l’avenir de la Syrie sera décidé par les Syriens et personne d’autre. Les deux dernières semaines nous l’ont appris. C’est pourquoi les gens doivent être solidaires des forces progressistes et démocratiques sur le terrain, afin de s’assurer qu’elles ont plus de force et qu’elles peuvent faire contrepoids aux nombreuses forces contre-révolutionnaires auxquelles nous sommes confrontés.
Dans les 13 années qui nous séparent du début de la révolution syrienne, de nombreuses expérimentations politiques se sont succédé, combattues, enchevêtrées. Il y a d’abord les conseils locaux et leur comité de coordination qui s’auto-organisent de manière horizontale face à la nécessité de survivre à la répression du régime et à son abandon ou sa fuite de parties entières du pays. Il y a le Rojava qui tente d’organiser le communalisme prôné par le PKK mais aussi contrôlé par lui. Et il y a évidemment l’État Islamique, soit une théocratie fasciste. Chacune de ces expérimentations, quelles aient été anéanties ou survivent difficilement, contiennent un imaginaire, un régime de désir et une interprétation du monde qui leur ont forcément survécu. De la même manière que la commune de Paris, 150 ans plus tard, irrigue toujours les imaginaires. Qu’en reste-t-il selon vous aujourd’hui en Syrie ? Est-ce que certaines vous semblent réactivables, désirables, ou assistons-nous à une situation complètement nouvelle ?
Nous n’en sommes qu’aux premiers jours de l’effondrement du régime, mais les Syriens s’organisent déjà. L’expérience révolutionnaire a peut-être été écrasée, mais elle n’est jamais morte. Elle vit dans les Syriens qui l’ont vécue et elle nous a changés pour toujours. L’expérience des comités de coordination locaux et des conseils locaux dans toute la Syrie est riche d’enseignements. Il en va de même de l’expérience des régions tenues par les Kurdes dans le nord de la Syrie, qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, bien qu’elle soit désormais menacée. Je pense que nous verrons, au cours des prochains mois, les Syriens raviver et poursuivre cet héritage, la question étant de savoir si le monde les soutiendra.