Analyses Écologies

La symbiose des grands projets avec la métropolisation : un métabolisme dont nous serons le cancer


Second article d’un binôme dédié à l’analyse des conséquences (1er article) et des rapports (2e article) entre métropolisation et grands projets. Il s’agit en quelque sorte de mettre à jour les fondements de ces concepts pour comprendre ce qui les fait tenir encore à une époque qui en dévoile l’anachronisme, étant posé le constat d’insoutenabilité des logiques de développement (« durable »). Se dessine alors en filigrane ce à quoi il faut s’atteler pour les faire tomber.

Nous avons entamé notre binôme d’article en décrivant les implications de la métropolisation sur nos vies et ses fondements idéologiques : le néolibéralisme, la rhétorique du "développement", et l’accaparement sous-jacent du politique.
La réflexion se poursuit sur une analyse de son métabolisme, de ce qui la rend autonome, en détourant parmi ses piliers la place prépondérante des grands projets. Ces racines identifiées, ciblées et transformées en braises, pourraient bien enflamer tout le pays depuis les centres de contrôle et de commandement que sont les métropoles, partie intégrante du réseau dense des luttes locales.

Les grands projets soutiennent la métropolisation

Prenons l’exemple du Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO), qui consiste à créer deux lignes à grande vitesse entre Bordeaux et Toulouse d’une part, et Bordeaux et Dax de l’autre (plus de 320 km de voies nouvelles), avec des aménagements supplémentaires aux « extrémités » des lignes pour accéder aux cœurs de métropole.

Le GPSO base son argumentaire sur quelques éléments clés :

  • En raison de la métropolisation, les villes doivent grandir, leur population augmenter, et le trafic va donc s’intensifier du fait qu’il y aura plus de personnes à déplacer ;
  • En raison de la métropolisation, les villes doivent grandir, il faut donc qu’elles puissent répondre à des besoins plus important (se nourrir, s’approvisionner en eau et énergie, etc.). Elles doivent donc être mieux connectées avec le reste du territoire qui doit leur apporter les moyens de subsistance. Les territoires urbains n’étant pas autonomes, les infrastructures de transport facilitent leur approvisionnement [approche par la reproduction capitaliste] ;
  • En parallèle de leur densification, les métropoles vont se développer économiquement : les échanges vont s’intensifier et imposent aux métropoles de se connecter entre elles plus et plus rapidement. En effet si l’économie croît, les territoires auront besoin de plus de ressources pour produire (humaines et matérielles) et devront aller les chercher de plus en plus loin puisque les territoires sont inégalement pourvus (à chacun ses « avantages comparatifs »). Surtout, cela permet d’atteindre de nouveaux débouchés [approche par la production capitaliste].

Le GPSO est donc absolument nécessaire, nous dit-on, et découle logiquement de la métropolisation. Mais en considérant les mêmes arguments, on constate qu’il est également absolument nécessaire de créer des grands projets de logement (d’où le projet Euratlantique) et de production d’énergie (d’où le projet Horizeo).
Ainsi peut-on rappeler les propos de André Delpont en 2015, expert économique de Euratlantique, faisant le lien entre grand projet ferroviaire et métropolisation : « Les centres d’affaires de Toulouse, Dax, Pau, Bayonne et bien sûr Bordeaux vont se développer si la LGV se fait. La cible de la LGV, c’est le bassin d’emplois des cadres. Bordeaux et Toulouse ont la chance d’être les deux villes les plus attractives pour les jeunes cerveaux de 25-40 ans. On est parmi les plus avancés en termes d’innovation. Le problème, c’est que ces cadres vivent en couple et veulent évidemment un emploi pour le conjoint. Si le TGV nous relie demain en une heure, ils pourront travailler dans des villes différentes. C’est par exemple le cas de Lille et Bruxelles, qui sont avec le TGV à 45 minutes l’une de l’autre. »

Les grands projets se renforcent mutuellement

Ces liens entre grands projets et métropolisation sont doublés des liens plus directs, presque mécaniques, qu’entretiennent les grands projets entre eux.

Premièrement dans une logique locale, les projets d’infrastructure d’une même métropole ou région se répondent. C’est le cas par exemple du GPSO et du projet Euratlantique (ensemble de logement et commerces neufs dans Bordeaux) : le besoin créé par l’extension démographique de la métropole justifie les constructions nouvelles que ce soit en termes de logements, commerces ou flux de transports. Euratlantique profite ainsi de l’argumentaire pro-LGV pour affirmer la nécessité d’étendre les capacités de la ville et la construction de nouveaux quartiers : la LGV amènerait une nouvelle population dans Bordeaux qu’il faudra bien loger et divertir. La LGV Bordeaux-Paris a d’ailleurs montré depuis 2017 l’impact des liaisons à grande vitesse sur l’immobilier, qui a grimpé en flèche dans la métropole, avec des hausses de loyer de l’ordre de 10 à 15% selon les années (exemple pour 2018, et pour 2019).

De même le projet Horizeo (champ de panneaux photovoltaïques à Saucats) vise à soutenir les besoins énergétiques accrus associé à la LGV. L’enquête publique de 2015 sur le GPSO précisait en effet : « Au-delà de 160 km/h, la consommation électrique des trains croit proportionnellement au carré de leur vitesse et la puissance électrique demandée, au cube de cette vitesse. Les LGV nécessitent donc une alimentation surdimensionnée, la production d’électricité supplémentaire et la construction de lignes à haute tension ». Le résumé d’enquête indiquait alors plus loin : « Le triangle Bordeaux-Dax-Toulouse se caractérise par la rareté des lignes THT [Très Haute Tension]. Cette situation nécessite une attention particulière pour l’alimentation des lignes ferroviaires nouvelles par RTE qui a pris en compte le projet dans l’élaboration du schéma décennal de développement du réseau électrique […]. Ce schéma permet à RTE de développer le réseau de transport pour assurer le raccordement des nouveaux sites de production des énergies renouvelables. » [Source (page 249)]

Deuxièmement, les grands projets se confortent mutuellement au sein d’une même filière ou industrie. C’est le cas des projets d’infrastructure de transport qui sont pensés dans un cadre commun de connexions accélérées entre grandes villes.
Ainsi les gains de temps annoncés par le GPSO sur le Bordeaux-Marseille tiennent comptent tant du grand projet de LGV Bordeaux-Toulouse que du projet de LGV Perpignan-Montpellier.

Extrait de la plaquette diffusé sur le site lgv2030.fr de la Région Nouvelle-Aquitaine, remarquez la note (1) en légende

De même, infrastructures ferroviaires et aériennes sont de façon paradoxale autant concurrentes que complémentaires pour les besoins de la métropolisation, comme le précise un article du site Géoconfluences : « L’apogée de la métropolisation est atteint lorsque la gare HSR [High Speed Railway] se dédouble dans l’aéroport, lui-même flanqué d’une aérotropolis, c’est-à-dire d’un quartier offrant les services nécessaires au monde des affaires (Kasarda, 2000). [...] Le parangon de la réussite est incarné par Francfort. Le 3e aéroport d’Europe voit 28 % de ses passagers arriver ou repartir en train, soit par sa gare régionale, soit par le Fernbahnhof qui, depuis 2007, dispose d’une aérotropolis, l’Airrail Center. [...] Le check-in pour les avions peut se faire de la gare. »

David contre Goliath

En somme, l’opposition citoyenne à ce mode de vie imposé est d’autant plus laborieuse que le « système métropole » se fait tenace et résilient, par le renforcement mutuel des projets d’infrastructure qui le soutiennent. Il est alors difficile d’insister, car derrière ces projets se trouvent toujours les mêmes acteurs à la maîtrise incontestable des exercices administratifs et strates procédurales, déroulant les pastiches de concertations locales, et aboutissant généralement sans trop de difficulté à la « déclaration d’utilité publique ».
Le tableau ci-dessous compare ainsi le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres et le GPSO. Au programme dans les deux cas : non justification du besoin initial, surestimations de trafic et manipulation de chiffres pour justifier de nouvelles infrastructures, impacts cachés ou oubliés, avis d’enquête publique défavorables méprisés, contre-études non prises en compte.

Comparatif des projets Autoroute A69 et GPSO : une seule impasse
[Sources : https://www.lvel.fr/un-projet-inutile et https://www.lgvnonmerci.fr/]||

Sources :https://www.lvel.fr/un-projet-inutile et https://www.lgvnonmerci.fr/

Pour parachever le tout, la maîtrise technique de ces dossiers avec son lot de pratiques autoritaires permet de s’affranchir de rendre des comptes : la responsabilité est facilement dissoute entre les élus, les grandes entreprises, les contrats mal ficelés, les financements non obtenus, les retards accumulés…
Il y a en effet plein de raisons de mal faire, et le grand public ne peut certainement pas comprendre toute cette complexité : c’est à peu près la réponse obtenue aux exigences de responsabilité.

Qui gagne quoi, dans cette histoire de grands projets ?

Si ce sont de profonds clivages idéologiques qui animent premièrement les désaccords sur la pertinence des grands projets, se pose tout de même la question de savoir ce qui, au fond, aligne si bien les intérêts des promoteurs de ces projets. Entre les acteurs du monde politique et ceux de la maîtrise d’œuvre ou de la gestion-exploitation (BTP, construction, concessionnaire, …), il n’y a priori naturellement pas cet esprit collectif et solidaire que l’on retrouve couramment parmi les associations d’opposants, les habitants d’un même territoire, le milieu militant urbain, ou le milieu sécessionaire. C’est qu’il doit bien y avoir un effet cliquet quelque part : quelque chose qui fait que, une fois certaines idées partagées et concrétisées, les élus ne peuvent plus reculer.
En effet, si l’on comprend bien l’intérêt de Systra dans les cas de la LGV Bordeaux-Paris et du tunnel Lyon-Turin, ou de Vinci dans le cas de la LGV Bordeaux-Tours, il est moins aisé de comprendre ce qui incite concrètement un élu tel que Alain Rousset à défendre mordicus le GPSO au point d’affirmer : «  même en déambulateur, je défendrai le GPSO » (lors de ces voeux de nouvelle année 2023).

L’hypothèse la plus évidente est celle du « renvoi d’ascenseur » : les élus passeraient leur temps à se rendre mutuellement service, à se faire des promesses... Par exemple : Jean Castex en 2021 relance le projet du GPSO pile au moment des régionales, pour satisfaire Carole Delga à la présidence de la Région (candidate sortante) et Jean-Luc Moudenc (président de Toulouse Métropole) trois jours seulement après leur interpellation du gouvernement sur la relance des projets de lignes en PACA non suivi d’investissements similaires sur leur grand projet du Sud-Ouest.
Si l’on ne peut nier un certain sens drama politique, il semble un peu trop naïf de justifier à ce compte-là uniquement les prises de positions de la Région, des conseillers départementaux, des préfets, et de chaque individu se positionnant favorablement contre un projet dont tout démontre qu’il est incohérent. Ce n’est pas ceci qui les engagerait précisément à signer tel ou tel plan de financement, et il en va de même pour l’autre argument du même acabit : celui qui en réfère systématiquement à la mégalomanie des élus.

La seconde hypothèse consiste à dire que ce sont les lobbys qui font en quelque sorte trop bien leur travail. Parler tout bas aux oreilles des élus, faire acte de présence régulière, inviter à déjeuner les personnes « qui comptent » et être le premier SMS du matin sont de premières cartes à jouer pour entrer dans les petits papiers des décideurs-aménageurs. Mais c’est un peu plus fin que cela puisque les élus et les entreprises privées sont déjà main dans la main au sein même des conseils d’administration des lobbys. Par exemple pour le ferroviaire, les Régions, Chambres de Commerce et grands groupes de construction (comme Colas) ont chacun leur siège au conseil de EurosudTEAM, une association loi 1901 se donnant pour mission de «  développer une activité de veille stratégique, de promotion et de communication en faveur des grands projets de transport, en particulier ferroviaires, au sein du Sud-Ouest européen  ».

Ce qui fait que ces acteurs se retrouvent autour d’une table en premier lieu, c’est surtout une question de rapport de force. Il s’agit pour les grands groupes de mettre les moyens financiers de leur filière industrielle face aux capacités publiques d’endettement, pour faire éclore un constat sans appel : les grands groupes rapportent du PIB, l’État le dépense. Les grands projets créent du développement économique, les Régions en profitent. Tout le monde a in fine besoin de « faire tourner » les grands groupes, quitte à les faire tourner plus que nécessaire.

La Région, la ville, l’hôpital ou le service public de transports sont tous dans le cadre capitaliste dont nous héritons des organes de profit : chacun doit répondre à son impératif de rentabilité, qui lui-même s’appuie sur les ambitions commerciales de grands groupes pour être atteint. Chacun met donc en œuvre les projets qui entrent dans son « domaine de compétence » pour satisfaire cette soif, fermant les yeux sur l’utilité publique ou l’intérêt général réels tant que cela contribue à la croissance (pour les groupes ou entreprises) ou au développement (pour les Régions ou les métropoles).

Trois difficultés de luttes contre les grands projets

Outre la résilience de ce système, les collectifs d’opposants aux grands projets sont confrontés à trois difficultés.

D’une part, étant du côté du « négatif », c’est-à-dire du côté de ce qui résiste, voire se révolte, les collectifs doivent toujours s’en tenir à une ligne de conduite très stricte pour prouver à chaque instant leur légitimité et rester crédible. En effet, quand on s’oppose, on doit prouver en quoi l’autre à tort. À l’inverse, celui qui est en place a rarement besoin de prouver qu’il a raison. Il est ainsi bien plus facile pour un élu de mentir effrontément dans les médias que pour un zadiste d’expliquer par exemple que les chiffres avancés ne tiennent pas la route.

La seconde difficulté est la mainmise des promoteurs du projet (gouvernement et grands groupes capitalistes) dans les médias. Ceux-ci évoquent donc rarement le fond des sujets et se concentrent plutôt sur les aspects « sensationnels » tels les interviews in situ de riverains râleurs, faisant passer en deux minutes l’opposition à un projet dantesque, aux impacts nationaux, pour une lutte NIMBY (Not In My Backyard).

La troisième est d’ordre culturel. Il faut bien se l’avouer : Bordeaux n’est pas Nantes ou Rennes, et si l’on compte les années de présidence d’Alain Rousset au conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, 24 ans, force est de constater que le tempérament révolté n’y est pas endémique.
Selon les Régions, l’opposition se fait donc plus ou moins virulente. C’est ainsi qu’au Pays Basque l’opposition farouche aux lignes nouvelles a empêché la réalisation des sondages et forages (5 réalisés sur 80 prévus), tandis qu’au sud de Bordeaux les habitants tombent nez à nez avec les agents SNCF entrés sans dire bonjour dans leur jardin pour relevés, sous couvert d’autorisation préfectorale non affichée.

La Raison de l’Histoire aura tort

Pourtant l’opposition aux grands projets a pris de l’ampleur et s’annonce décisive en 2023. Suite aux rassemblements de milliers de personnes cadencés sur l’année et annoncés fièrement sur les réseaux sociaux, suite à la mise en lien de collectifs sur l’ensemble du territoire et depuis l’étranger dans la dynamique des Soulèvements de la Terre, les luttes se dotent d’une image fédératrice et lumineuse que les médias peinent à occulter.
Ainsi dans la lutte contre les méga-bassines les discours gouvernementaux sont démontés par des experts du GIEC et plus seulement par les agriculteurs laissés pour compte et directement touchés. Les médias classiques ne peuvent alors plus s’appuyer sur le NIMBY pour expliquer un front de 25 000 personnes se tenant main dans la main pour défendre un cratère vide sous nuage de gaz lacrymogène. La controverse ne tient plus à la démonstration de « qui, concrètement » est privé d’eau à cause des méga-bassines, mais bien au plus élémentaire bon sens paysan quant à la gestion des ressources stressées. L’eau est un commun, son accaparement est injustifiable avant même d’exposer qu’il entend servir les cultures intensives de maïs.
Et dans de tels momentum, c’est finalement l’ensemble des grands projets qui est touché puisqu’ils relèvent tous de la même logique. Ainsi la carte de surveillance du ministère de l’Intérieur publiée dans le Journal du Dimanche le 2 avril 2023 révèle en miroir autre chose que des points de tension entre population locale indignée et gouvernement : ce sont les points de caducité des grands projets, là où ceux-ci deviennent anachroniques sous une idéologie qui s’effrite faute de lucidité.

Il s’agit donc de lutter, nous aussi, de façon systématique en essaimant ces luttes et les rejoignant chacune car si ces projets tiennent ensemble, ils tomberont ensemble. Et puisque ce sont les mêmes procédures, les mêmes administrations, les mêmes logiques qui sous-tendent ces projets, nous avons tout intérêt à maîtriser les dossiers sur les aspects techniques, et nous armer autant de raquettes de tennis [sur les terres défendues par nos corps] que de patience et rigueur pour révéler chaque faille de ces projets aux ’institutions’ qui tamponnent. Car au bout du compte si les mobilisations à plusieurs milliers de personnes jouent un rôle dans nos victoires à venir, c’est peut-être bien en tant que caisse de raisonnance des batailles techniques et juridiques jouées assidûment par une partie des militants pour peser dans le rapport de force et s’infiltrer auprès des services, conseils et cabinets des décideurs finaux de ces projets. Identifier qui décide de quoi, quels individus précisément signent quel acte, quel jour, dans quel bâtiment, c’est aussi ça qui nous permettra d’agir à bon escient. C’est ce qui nous rendra capable aussi de saisir les opportunités quand elles se présentent, rejoints par les milliers de personnes qui entrent alors dans la contestation par une dimension qui les concerne personnellement et collectivement, qui les prend au tripe, qui les indigne et leur donne une rage indispensable pour tenir nos combats sur la durée.

Un tel récit ne né pas de cerveaux d’ingénieurs spécialistes, mais de multiples visions d’artistes, militants, nous rappelant ce qu’est le beau, ce qui fonde le populaire, ce qui nous unit donc. En somme, un récit rationnel qui commence par toucher nos affects.

Cela, la répression ne fera que l’attiser.

NO PASSARAIL

Voir en ligne : LGV NON MERCI

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